Le 6 avril 1994, deux missiles abattaient l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana alors qu’il s’apprêtait à atterrir sur l’aéroport de Kigali. Cet attentat allait servir de prétexte au déclenchement du génocide contre les Tutsis du Rwanda et au massacre politique des Hutus démocrates, causant la mort d’environ un million de personnes en cent jours.

Dans une série d’articles, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier revient pour Afrikarabia sur le contexte de cet attentat jusqu’aujourd’hui entouré de mystère et sur l’enquête du juge Bruguière, non moins dépourvue de zones d’ombre. Aujourd’hui le premier volet :

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« A quoi pouvait penser le président Habyarimana vingt-cinq minutes avant son décès ?« 

Le 6 avril 1994 vers 20 heures, avant sa mort brutale et quelque peu prématurée, à quoi pouvait bien penser le président de la République du Rwanda Juvénal Habyarimana, 57 ans et 102 kilos ? Lui seul aurait pu le dire mais bien des indices laissent croire qu’il avait jugé la journée exécrable de bout en bout. En se levant aux aurores pour rejoindre le centre de négociations de Dar-es-Salaam, au bord de l’Océan Indien, il devait pester en son fort intérieur contre cette destination trop lointaine – près de 1200 kilomètres – et trop chaude, alors que la veille, le centre d’Arusha, à l’altitude aussi tempérée que Kigali et à 754 kilomètres seulement -, était disponible.

En général, Juvénal Habyarimana aimait rêvasser dans son avion personnel où l’équipage de trois Français lui donnait une rare sensation de sécurité. Lorsqu’il s’avachissait dans le fauteuil de cuir couleur beurre de son triréacteur Falcon 50, il  éprouvait même parfois, selon des proches ayant voyagé avec lui, une sorte d’euphorie et se révélait d’un abord plus facile. C’était peut-être l’irréductible part d’enfant de ce dictateur aguerri : son admiration un tantinet naïve pour les avions, surtout à réaction. Malgré l’usure d’un pouvoir longtemps quasi-absolu qui avait mis à bas bien des illusions, le sifflement et la grâce de cet oiseau de métal restaient pour lui synonymes  de luxe et d’évasion.

Admirateur des avions à réaction

Ce n’était pas pour rien que le président de la République du Rwanda avait fait construire sa villa dans l’axe de l’unique piste de l’aéroport de Kigali, la capitale du Rwanda. Impossible que la maison ne se révélât aux visiteurs pour ce qu’elle était : vieillotte, cimenteuse, laide. Alentour, quelques paons, un poulailler, une porcherie et une fosse à serpent où végétait un boa obèse. Au moins ce mini zoo permettait à la résidence présidentielle, à défaut de s’envoler, d’atteindre le sommet du mauvais goût. Et l’intérieur ne rachetait d’aucune sorte l’impression extérieure.

Le sommet du mauvais goût

Capture d’écran 2012-01-03 à 20.43.50.pngLe maître des lieux affectionnait les meubles laqués blanc-ivoire de style nouille/rococo inspirés des pires feuilletons sur le Far-West. Et les robinets plaqués or, qui ne conféraient aux salles de bains qu’un luxe pisseux. Des deux côtés de son lit, immense, bien trop grand pour un homme seul (depuis des années il faisait chambre à part avec son épouse Agathe et répugnait à lui manifester une quelconque affection) trônaient deux tables de chevet faites de pattes naturalisées d’un éléphant. Un trophée abattu, disait-il, par son ami Valéry Giscard d’Estaing. Souvenir de l’époque où ce premier président ami accourait pour assouvir ses deux passions : la chasse au gros et aux petites.
La seule véritable attraction du lieu était un escalier en bois hélicoïdal surmonté d’un gigantesque lustre et qui cachait un dispositif secret : la nuit, d’un  bouton dissimulé dans sa chambre, Juvénal Habyarimana pouvait activer les contacts électriques placés sur chaque marche, reliés à une sonnerie. Un dictateur élu et réélu entre 97 % et 99,9 % n’est jamais trop prudent, en Afrique comme ailleurs.

Escalier en état d’alerte

Mais qu’importait la monstrueuse bâtisse, davantage un bunker qu’une maison. A deux kilomètres de la zone d’atterrissage, Juvénal Habyarimana était mieux placé que quiconque pour bénéficier du rugissement des réacteurs qui interrompaient toute conversation. Maître de la terre et des hommes du Rwanda comme les anciens « Mwami » (rois), le président pouvait, en levant les yeux au ciel , rêver que ces avions étaient autant de cerfs-volants dont il tenait les fils invisibles qui le reliaient au monde entier. Et la nuit, les hublots des avions de ligne figuraient des grosses guirlandes lumineuses clignotantes accrochées à son sapin imaginaire. A force de se méfier de tout et de tous, Habyarimana avait dorénavant une légère tendance au délire et prenait le bruit des réacteurs pour le summum de la modernité. N’importe quel psychologue lui aurait révélé que ce fantasme cristallisait son désir de fuite. En ce 6 avril 1994, revenir à la maison était-il encore un plaisir ?

Le désir de fuir

Le plus agréable dans le job de président c’est que, où que vous alliez, chacun se sent obligé d’afficher un sourire large et ostensiblement confiant. Réciproquement, depuis vingt-et-un ans de mandat, Habyarimana avait appris à se composer un personnage d’homme simple, affable, disponible, dispensateur de sécurité et de bonne humeur. Mais sous les coups de butoir de la rébellion et surtout des trahisons qu’il pressentait dans son propre camp, le vernis s’était craquelé ces derniers mois, creusant toutes sortes de blessures, rouvrant de vieilles plaies. Et c’était encore pire ce funeste 6 avril 1994 après-midi, où il venait d’être obligé de lâcher tout ce à quoi il s’accrochait : l’exercice, en apparence quasi-absolu, du pouvoir.

Les coups de butoir de la rébellion

Qu’est-ce que le pouvoir ? Existe-t-il vraiment ? Le pouvoir sur qui ? Sur soi-même ? A quel prix ? S’il n’avait pas été acculé à survivre à l’adversité, Juvénal Habyarimana aurait aimé pouvoir philosopher sur ces questions.
Le fossé s’était d’abord creusé avec sa femme Agathe Kanziga dont il voyait bien qu’elle fédérait sournoisement, contre lui et au sein de sa parentèle, un gang de jusqu’au-boutistes hutus. Des hommes âpres au gain, prêts à tout pour défendre leurs rentes et leurs réseaux affairistes, capables de monter des réseaux complexes et très structurés sans laisser la moindre trace sur le papier. Rejeton d’une lignée de roitelets hutus du Nord-Ouest du Rwanda, Agathe avait pris un  ascendant croissant dans la maisonnée présidentielle qu’au Rwanda on appelait par dérision l’Akazu : une allusion à l’enclos royal de l’époque des dynasties tutsies, que la propagande officielle accusait de tous les maux.

Sous le joug d’un gang de jusqu’au-boutistes hutus.

Sous couvert de la défense du « rubanda nyamwinshi», (le « peuple majoritaire », sous-entendu les Hutus), une nouvelle caste nobiliaire hutue s’était constituée, qui avait insidieusement pris la place de l’ancienne monarchie. Entre initiés, on appelait OTP les nouveaux privilégiés du régime : Originaires du Terroir du Président. Une formulation doublement codée, car chacun savait que Juvénal Habyarimana était le fils d’un obscur employé de mission revenu d’Ouganda, sans lignage digne de ce nom. Le véritable terroir présidentiel se conjuguait au féminin, car c’était celui de Madame. L’Akazu, c’était elle et les siens. Exclusivement. Et donc les OTP, ses « bijoux de famille ».

Les OTP de Madame

Juvénal Habyarimana perdait son fameux contrôle de lui-même lorsqu’il voyait son épouse le défier ostensiblement. Au point de la frapper, rapportaient les domestiques. Agathe s’était accoutumée aux infidélités de son mari, qui n’étaient que des passades, d’autant qu’aucune Tutsie n’était mentionnée. De ce côté-là, l’honneur était, d’une certaine façon, préservé du Diable. Du moins le croyait-elle. Ce qui n’empêchait pas le président François Mitterrand, grand expert en sexe dit « faible », de juger que l’épouse de son ami Habyarimana était le diable fait femme.

Lorsque Juvénal Habyarimana l’avait épousée, Agathe était tout miel, une féminité frémissante déployée. Mais avec l’usure du temps, sous ses airs réservés, ses regards en dessous et ses propos d’une fausse humilité, Madame s’avérait une reine de fiel. Elle n’avait pas son pareil pour humilier ou faire rabaisser son mari sans en avoir l’air. Et comme à l’époque des rois, les serviteurs s’étaient défoulés en colportant les problèmes du couple. Dorénavant, Agathe Habyarimana était affublée du nom d’une ancienne reine tutsie d’une cruauté légendaire : Kanjogera-la-sanguinaire. On racontait que pour son lever, Kanjogera s’appuyait sur une lance dont la pointe transperçait le ventre d’un esclave hutu allongé au sol. Ainsi le réveil de la reine s’accompagnait de l’atroce râle d’un manant.

Kanjogera-la-sanguinaire

Capture d’écran 2012-01-03 à 20.54.05.pngOn racontait aussi que parfois, au comble de l’exaspération, Habyarimana battait son épouse comme plâtre et qu’elle allait se réfugier plusieurs jours chez  Mgr Vincent Nsengiyumva, l’archevêque de Kigali qui éprouvait pour elle une vibrante amitié. Ces ragots étaient sûrement faux mais réjouissaient le bas peuple qui haïssait Agathe Kanziga à l’instar de Marie-Antoinette, en France, en 1789.

Le temps d’atterrir dans une vingtaine de minutes, Juvénal Habyarimana ne tarderait sans doute pas à croiser son épouse dans la maison-bunker dont le portail d’entrée était encadré de deux automitrailleuses Panhard. Sombre perspective. Sans doute allait-elle lui jeter en coin un regard lourd de reproche puisqu’il venait de capituler à Dar-es-Salaam. Puisqu’il s’était résigné à trahir la cause du « peuple majoritaire », une cause à laquelle elle s’était vouée comme on entre en religion.
Les épouses délaissées se réfugient parfois dans le mysticisme, mais est-ce à l’avantage de leur mari ? La présidente ne manquait presque aucune des apparitions de la Vierge à Kibeho, une bourgade perdue au sud du Rwanda, où les transes de l’une ou l’autre « voyante » – aux messages politiques inquiétants – étaient réglées comme du papier à musique. Pour que ses dévotions atteignent leur but, Agathe avait fait aménager sous les combles de la résidence présidentielle deux chapelle : l’une chrétienne, l’autre animiste. Un double tir mystique. On n’est jamais trop prudente.

Jean-François DUPAQUIER

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Posté par rwandanews