Pendant que les petites phrases, les annonces budgétaires et autres opérations de communication à courte vue occupent intégralement une campagne électorale qui n’intéresse guère les Français, des choses fondamentales sont discutées au Parlement mais passent presque inaperçues.
L’Assemblée nationale a ainsi définitivement adopté, mardi 6 mars après-midi, la proposition de loi sur la « protection de l’identité ». Après de vifs débats ayant opposé députés et sénateurs depuis plusieurs mois, ce texte vise à instituer un dispositif inédit d’encartement de la totalité des citoyens français. Le dispositif prévoit en effet la mise en place d’une nouvelle carte nationale d’identité biométrique comportant une puce électronique dite « régalienne » dans laquelle seront insérées des données personnelles relatives à son détenteur : nom, prénoms, sexe, date et lieu de naissance, domicile, taille, couleurs de ses yeux, deux empreintes digitales et photographie. Une autre puce, facultative, est aussi envisagée pour autoriser une identification du porteur de la carte dans le cadre des démarches administratives en ligne et du commerce électronique. Mais ce n’est pas tout.
Le dispositif prévoit aussi la constitution d’une base centralisée (le fichier TES – Titres Électroniques Sécurisés – également alimenté grâce à la procédure de délivrance du passeport biométrique) dans laquelle seront notamment conservées les données biométriques de chaque titulaire de la nouvelle carte. Enfin, la proposition de loi prévoit l’exploitation des données dactyloscopiques contenues dans cette base centralisée à des fins de police judiciaire, dans des limites fixées par le législateur : notamment sur réquisition judiciaire dans le cadre de recherches relatives à la fraude identitaire.
Un débat sur les libertés publiques insuffisant, des avis contraires écartés
Ce fichage biométrique généralisé de la population française soulève d’importants problèmes dont certains font clairement polémique et dont on s’étonne qu’ils n’aient pas davantage attiré l’attention dans le débat public tant les enjeux en termes de libertés publiques sont importants.
Tout d’abord, imposer un tel dispositif de mise en carte de l’ensemble des Français en recourant à une proposition de loi, et non à un projet de loi, a permis délibérément au Ministère de l’Intérieur de se soustraire à toute étude d’impact et aux avis de la CNIL et du Conseil d’État. Ainsi, si on peut se réjouir que pour la toute première fois en France l’encartement des nationaux donne lieu à des débats parlementaires, force est de constater que l’ensemble des risques susceptibles d’être engendrés par la mise en œuvre de ce nouveau dispositif biométrique de mise en carte institué n’ont pas été sérieusement évalués et n’ont pas toujours fait l’objet de discussions collectives approfondies. Rappelons qu’initialement le texte de cette proposition de loi n’a été adopté à l’Assemblée nationale qu’en présence de 7 députés de la majorité et de 4 députés de l’opposition !
Dans le détail, les débats parlementaires se sont surtout focalisés sur les modalités d’utilisation des données biométriques collectées qui seront contenues dans la base centralisée : lien faible (usage des données aux seules fins d’authentification du demandeur de la nouvelle carte) ou lien fort (possibilité d’exploiter les empreintes digitales à des fins plus larges d’enquêtes policières). Toutefois, la question reste de savoir s’il est indispensable de constituer un tel fichier dactyloscopique de la population ? Rappelons que la CNIL a toujours été réticente à la création de telles bases de données biométriques centralisées. Cette institution a par exemple souligné, dans son avis en date du 11 décembre 2007 relatif au décret du ministère de l’Intérieur (4 mai 2008) instituant le passeport biométrique, que les arguments alors mis en avant par la place Beauvau pour légitimer la création de TES ne lui apparaissaient pas suffisants : « Tout en prenant acte des garanties prises pour assurer la sécurité de cette base centrale d’empreintes, qui sera séparée des autres fichiers de gestion et accessible uniquement dans des conditions strictement encadrées, la Commission a estimé que le ministère n’avait pas apporté d’éléments convaincants de nature à justifier la constitution d’un tel fichier centralisé. Elle a d’ailleurs observé que certains États membres de l’Union Européenne (Allemagne par exemple) ont mis en œuvre les passeports biométriques sans pour autant créer des bases centrales d’empreintes digitales ».
La protection de l’identité, un prétexte au fichage ?
Le problème principal auquel on cherche officiellement à remédier à travers la mise en place de cette base centralisée de données biométriques est de mieux lutter contre le phénomène des usurpations d’identité qui revêtirait actuellement une ampleur considérable. Or, personne ne s’accorde sur l’importance quantitative de ces usurpations d’identité. La fraude identitaire ne se résume d’ailleurs pas seulement à la fraude documentaire. Tout comme en 2005, lorsqu’un projet de loi avait déjà voulu instituer une première carte nationale d’identité biométrique (INES : Identité Nationale Électronique Sécurisée), le ministère de l’Intérieur est dans l’incapacité de fournir des données précises en la matière. Les derniers chiffres officiels indiquent pourtant que la Police aux frontières n’a seulement constaté, en 2010, que 651 cas d’usages frauduleux de cartes d’identité ! De plus, précisons que des instruments policiers existent déjà pour lutter contre les usurpations d’identité : le FAED (Fichier automatisé des empreintes digitales) ou encore le système de « traitement de données à caractère personnel relatif à la lutte contre la fraude documentaire et l’usurpation d’identité » institué par un arrêté du ministère de l’Intérieur en date du 9 novembre 2011.
Pour sécuriser les procédures de délivrance de la carte nationale d’identité, le pouvoir politique actuel privilégie donc la solution biométrique. Or rien n’oblige à le faire. De plus, la biométrie, qui repose sur des calculs probabilistes, est loin de constituer une solution « miracle » en matière d’identification des personnes (voir l’analyse ici). Le G29 (qui regroupe les responsables des différentes autorités de protection des données en Europe) a par exemple pu souligner que la possibilité de retrouver les données d’un individu dans une base biométrique diminue proportionnellement à l’augmentation du nombre de données qu’on traite dans cette même base.
Rappelons encore que d’autres « solutions » (comme l’a suggéré à plusieurs reprises la CNIL) peuvent être envisagées afin de sécuriser ces procédures, notamment rendre plus fiable l’état civil.
L’histoire montre que les fichiers sont souvent détournés de leur fonction première
Le Ministre de l’Intérieur et la majorité à l’Assemblée nationale sont favorables à l’exploitation des données dactyloscopiques contenues dans le fichier TES à des fins de police judiciaire. Plusieurs « garde-fous » ont toutefois été prévus en la matière à la suite des recommandations émises par le Sénat. Cependant, comme le montre l’histoire du fichage en France (y compris la plus récente avec par exemple le STIC et le FNAEG), les détournements de finalité sont extrêmement fréquents (voir notre analyse). Ne risque-t-on pas, dans un avenir très proche, de voir ce fichier être quotidiennement utilisé par les services de police et sans réels contrôles à des fins de lutte contre la délinquance dans une logique faisant de chaque citoyen un suspect potentiel ?
La puce facultative visant à permettre l’identification du détenteur de la nouvelle carte dans le cadre des démarches administratives en ligne et du commerce électronique n’est pas anodine. La CNIL souligne qu’il existe en la matière des dangers significatifs car cette puce rend possible « la constitution d’un identifiant unique pour tous les citoyens français ainsi que la constitution d’un savoir public sur les agissements privés » (voir ses observations ici).
Même si la nouvelle carte d’identité instituée n’est pas obligatoire, il sera, de fait, presque impossible à chacun de se soustraire à l’entreprise de fichage biométrique voulue par le ministère de l’Intérieur.
Resterait aux opposants à saisir le Conseil constitutionnel d’une part, la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’autre part. Le 8 décembre 2008, dans l’arrêt Marper, cette dernière avait par exemple condamné La Grande-Bretagne pour violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (relatif à la protection de la vie privée) au motif que ce pays conservait trop longuement les empreintes digitales et les profils ADN de certains de ses ressortissants qui n’avaient pas été condamnés.
Pierre Piazza, Maître de Conférences en Science politique à l’Université de Cergy-
Posté par rwandanews