L’ancien ambassadeur de France au Rwanda publie un ouvrage décapant sur son expérience de diplomate en Afrique.

A la lecture du livre de Dominique Decherf, « Couleurs, Mémoires d’un ambassadeur de France en Afrique », (Ed Pascal Galodé), j’ai éprouvé comme journaliste de lourds regrets. Car mon métier consiste entre autres à repérer des acteurs d’exception dans le train-train quotidien, et ensuite à les faire connaître. Mais jusqu’alors, je n’avais pas pris la mesure de l’homme…

J’avais aperçu de loin l’ambassadeur de France au Rwanda à la réception du 14 juillet 2006 à Kigali. A cette occasion, dans le jardin de la résidence décoré de lampions et de drapeaux tricolores, il avait provoqué l’enthousiasme des Rwandais en commençant son discours en kinyarwanda. Mais je dois reconnaître avoir surtout été ébloui par la beauté et l’allure de sa femme, une styliste burkinabé. J’ai ce soir-là raté l’homme d’exception. La photo date du 14 juillet 2006, je l’ai prise alors que l’ambassadeur venait d’évoquer l’affaire Dreyfus et se dirigeait vers ses invités. Personne n’imaginait que quatre mois plus tard, en raison de neuf mandats d’arrêt internationaux délivrés par le juge Bruguière contre des proches du président du Rwanda Paul Kagame, l’ambassadeur Decherf serait expulsé et les relations diplomatiques avec la France rompues pour trois longues années.

Le dernier livre de Dominique Decherf est fascinant d’intelligence, de culture et de courage, ce qui n’est pas si courant d’un diplomate. Ses vérités iconoclastes sont avancées avec une concision et une élégance non moins rares. Il faut aussi remercier Pascal Galodé, éditeur de Saint-Malo, d’une publication remarquable. Dominique Decherf a accepté de répondre à nos questions.

 

Jean-François DUPAQUIER : – Pourquoi ce livre aujourd’hui ?

Dominique DECHERF : – Je ne pouvais le faire plus tôt : l’ambassadeur est tenu à un devoir de réserve. Aujourd’hui, un an s’était écoulé depuis mon admission à la retraite. En outre, le dernier président de la République sous lequel j’aurai servi, Nicolas Sarkozy, a quitté ses fonctions.

Jean-François DUPAQUIER : – Mais on voit bien que vous en avez commencé la rédaction depuis plusieurs années ?

Dominique DECHERF : – Je ne voulais pas qu’il vienne trop tard. Les leçons de cette expérience ne devaient pas être perdues pour la nouvelle génération. Beaucoup des acteurs que j’ai rencontrés sont morts : l’angolais Neto, le tanzanien Nyerere, le général ivoirien Gueï, mais d’autres sont encore au pouvoir, l’angolais Dos Santos auquel j’avais présenté les condoléances du gouvernement français à la mort de Neto en 1979, le burkinabé Blaise Compaoré auquel je fus présenté dès 1989…Pour ce qui concerne les hommes ce n’est qu’anecdotique. Le vrai danger est que la mémoire du génocide de 1994 ne s’efface progressivement, ne soit relativisée par la seule distance temporelle, ne devienne un événement parmi d’autres, et non comme je le propose dans ce livre, le tournant à partir duquel il est impératif de revisiter toute l’histoire précédente, en bref depuis 1957, le début des indépendances africaines (Ghana), et la pierre de touche qui doit devenir la pierre angulaire pour rebâtir nos relations avec ce continent.

Jean-François DUPAQUIER : – Vous soulignez dans les premières pages les ravages du fantasme de la race, dans la relation de l’Occident avec l’Afrique noire, comme ailleurs. Concernant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, on a vu que les opinions publiques occidentales restent perméables à la raciologie du XIXe siècle, à l’idée de “haines ataviques”, etc. Peut-on convaincre l’opinion que « les races » sont un mythe ?

Dominique DECHERF : – La « race », ainsi que « l’origine » et la « religion », auxquelles le terme est justement et pertinemment associé dans la constitution française, dont on voudrait l’extirper, appartient à la catégorie des « représentations ». Contrairement aux autres facteurs de discrimination, la couleur en tête, le genre, le handicap, qui sont des phénomènes « observables », ces « représentations » sont des constructions, des « mythes » mais ce mot doit être pris au sens de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire des structures de pensée achevées, complètes, intégrales. Conçus comme des hypothèses, ces « mythes » ne sont pas vérifiables scientifiquement, mais il faut les supposer pour rendre compte du « racisme » qui, lui, pour le compte, est réel. Il est d’autant plus réel que, comme on le dit du diable, il fait croire – « on » fait croire – qu’il n’existe pas ou plus. En paraphrasant François Furet sur la révolution française, pour « passer » la « race » il faut d’abord la « penser ».

Sur l’évolution de l’opinion face à ce problème, je dirai ceci : dans la mesure où, comme le disait W. Du Bois, défenseur des esclaves aux Etats-Unis, « le problème noir est un problème de Blancs », le problème est en train de changer radicalement : désormais le Blanc a un problème avec sa propre « blancheur ». Jamais auparavant, un « Blanc » ne se représentait comme tel, une « race » parmi d’autres. Le blanc n’est pas une couleur. Il y avait l’Universel d’un côté, ou La Civilisation, ou l’Humanité, et de l’autre côté les « races » ou les « autres ». Ces grandes catégories n’étaient pas pensées par les « Blancs » au sens large comme « blanches », alors que tous les autres les considèrent comme telles, même si elles sont incarnées par des hommes (ou des femmes) noir(e)s, comme Obama le gouvernement des Etats-Unis ou la procureur Mme Bensouda à la Cour Pénale Internationale et même Kofi Annan les Nations Unies. Pour la première fois, les « Blancs » commencent à devoir se penser comme « Blancs ».

A l’échelle de l’Histoire, sauf à vouloir donner raison à Gobineau, la réaction des « Blancs » ne peut pas être de se laisser disparaître. Le « nativisme » n’a pas d’avenir.

Jean-François DUPAQUIER : – Mais quelles sont les alternatives ? Le métissage ?

Dominique DECHERF : -Je montre que d’abord c’est en effet une réaction de « Blancs » européens (pour être plus nombreux en s’adjoignant les métis, qu’ils soient biologiques ou simplement culturels, ce qui est une révolution mentale pour un Américain – des deux hémisphères – habitué à ce qu’une goutte de sang noir fasse le noir et non l’inverse), ensuite qu’elle est mathématiquement vouée à l’impasse, car les Blancs sont de moins en moins nombreux sur les autres continents, et notamment en Afrique noire. Le problème ne peut donc se gérer qu’au niveau politique des relations internationales, de nation à nation, de nations « noires » ou « autres » à nations « blanches » (même si ces dernières sont, elles, de plus en plus métissées).

Vous avez reconnu, derrière cette problématique, celle qu’a vécue dans sa chair l’Afrique du Sud, les Sud-africains autant blancs que noirs ou « coloured » (métis), ce qui me permet d’affirmer que l’Apartheid s’est aujourd’hui généralisé à l’échelle du globe. Mais c’est aussi pourquoi je dis qu’au moment où le Rwanda nous montrait le fond du gouffre, l’Afrique du Sud nous offrait la solution, la même année, le même mois d’avril 1994. Et le même commencement en 1990 (libération de Mandela, entrée du FPR au Rwanda). Or l’Afrique dans son ensemble qui, hier, disait qu’elle ne serait pas libre tant que les noirs sud-africains seraient dans les chaînes, aujourd’hui refuse, rejette cette nouvelle Afrique du Sud. Encore dernièrement pour la présidence de la Commission de l’Union africaine (Jean Ping préféré à Mme Dlamini-Zuma).

La solution vaut ici pour les Blancs autant que pour les Noirs. Les Blancs étaient prisonniers de l’Apartheid et se sont sentis mentalement libérés par son démantèlement comme les Noirs l’étaient physiquement et juridiquement. Les post-colonialistes, dans la ligne de Frantz Fanon, avaient bien vu que l’impact des relations raciales aussi inégalitaires transformait et pénalisait les Blancs ainsi que les Noirs.

Jean-François DUPAQUIER : – Dans ce livre paradoxalement dédié au président du Rwanda Paul Kagame, vous notez qu’il vous a traité « d’employé » après vous avoir chassé du Rwanda sous 24 heures en novembre 2006, dans la cadre de la rupture des relations diplomatiques avec la France. Comment avez-vous perçu ce qualificatif « d’employé » ? Comme une excuse concernant votre personne ou comme un camouflet supplémentaire ?

Dominique DECHERF : – La phrase exacte de son entretien avec le journaliste américain Stephen Kinzer se lit ainsi : « Nous avons renvoyé l’ambassadeur non pas parce qu’il avait fait quelque chose de mal. C’était un employé (employee). Nous n’avons pas le pouvoir de renvoyer le président français ou son ministre des affaires étrangères ou les chefs militaires ou les services de renseignement. Tout est dans le symbole. » (A Thousand Hills : Rwanda’s rebirth and the man who dreamed it, New York, 2008).

Il n’y a donc rien de personnel entre nous. Nous avons toujours parlé franchement et en confiance. Je dois ajouter que j’ai reçu de nombreux témoignages de sympathie de la part des dirigeants rwandais comme de simples citoyens. Je n’en veux à personne au Rwanda, ni au Quai d’Orsay. Suivez mon regard…

Jean-François DUPAQUIER : – Précisément, un diplomate est l’employé de son pays, chargé de faire passer une politique et de transmettre des informations à son gouvernement. Mais vous notez dans votre livre le résultat d’expériences personnelles : concernant les pays où vous avez travaillé, où vous avez une expertise, le Quai d’Orsay était généralement très mal informé des réalités du terrain, très crispé sur des préjugés. Et ça doit être pareil ailleurs. Comment avez-vous géré cette frustration ?

Dominique DECHERF : – Il y a trois niveaux : l’information, généralement celle du Quai est la meilleure, l’analyse, c’est-à-dire le traitement de l’information, où apparaissent les grilles de lecture subjectives, de plus en plus importantes à mesure que la taille de la note diminue (au ministre, au président), enfin l’action, qui, elle, tire certes, en principe, parti des informations, mais se fonde sur des volontés, des politiques, et peuvent donc – légitimement – aller à l’encontre des faits. Mais, rassurez-vous, la plupart du temps, « on ne fait rien ». Pour qu’il y ait action, il faut des concours de circonstance plutôt exceptionnels, et souvent très à la marge. La frustration serait plutôt dirigée à l’encontre des impuissances que des abus de pouvoir. Pourquoi ? Parce que nous sommes un vieux pays, repu, conservateur de l’ordre établi international dont il est l’un des principaux bénéficiaires, consensuel, respectable, qui parle et pense plus qu’il n’agit, ou qui croit que parler ou écrire c’est agir (« la voix de la France »)…Ce n’est pas tellement une critique qu’un constat, la loi du genre.

Jean-François DUPAQUIER : – Si vous le voulez bien, nous allons revenir sur le Rwanda et le génocide contre les Tutsi, bien que votre livre touche à bien d’autres pays et d’autres débats. Vous laissez entendre que les accusations contre la France ne sont pas forcément pertinentes lorsqu’elles accablent surtout les militaires français, et moins les politiques. Pourquoi ?

Dominique DECHERF : – Le Rwanda constitue en effet un chapitre sur huit mais il détermine tout le livre. Le 14 juillet 2006, dans les jardins de la résidence de France à Kigali, pour le discours traditionnel pour la fête nationale, j’avais fait écho au centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus qui venait d’être commémoré en France. C’était un clin d’œil. Le cas rwandais prend dans notre pays les allures d’une seconde affaire Dreyfus. L’opinion, au-delà des simples initiés, se divisait, toutes tendances confondues, en dreyfusards et antidreyfusards.

Biographe de Jacques Bainville, je suis instinctivement sur une ligne qui consiste à croire en l’innocence du capitaine tout en refusant de m’associer aux excès du « parti dreyfusard », c’est-à-dire de l’hostilité à l’institution militaire et à ses représentants. J’ai souvent dit à mes interlocuteurs rwandais : gardez-vous d’attaquer l’armée française en bloc ! L’institution comme telle a été suffisamment ébranlée par le drame.

Jean-François DUPAQUIER : – Ebranlée, mais apparemment soudée dans le déni !

Dominique DECHERF : – Elle n’en est pas sortie intacte. Laissez la faire son processus d’évaluation. Si vous l’attaquez en bloc, elle se refermera comme une huître. D’autre part le drame a servi à reformater les interventions militaires extérieures, la coopération militaire et la coopération tout court qui a disparu corps et biens moins de quatre ans plus tard (suppression du ministère de la Coopération en 1998 !).

En outre, les attaques contre l’armée sont autant d’excuses pour les politiques qui ainsi peuvent échapper à leurs responsabilités. Dans une démocratie comme celle de la France, la responsabilité politique ne se divise pas. Autour de l’armée, droite et gauche feront bloc. Le vrai drame du Rwanda est que la France vivait, au moment du dénouement, en régime de cohabitation où, précisément, les responsabilités étaient diluées. On l’avait vu lors de la première cohabitation Mitterrand/Chirac sur le Tchad. La cohabitation Mitterrand/Balladur lors du génocide fut caricaturale (mais pas plus et sinon moins que dans tous les autres pays ou organisations): on évita le pire, une guerre de reconquête d’un côté, une inaction totale de l’autre. « Turquoise » fut un compromis avec les avantages et les inconvénients du genre. Politiquement ce fut un handicap pour la droite qui dût assumer un héritage qui n’était pas de son fait, et tout bénéfice pour la gauche qui faisait oublier la vraie guerre de la période 90/93. Entre les deux, avec des idées aussi contradictoires, et le plus souvent sans instructions, comment les militaires pouvaient-ils s’y retrouver ? Les meilleurs, ou les moins cyniques, en furent les plus meurtris. J’en ai rencontrés. Et, pour les politiques, personnellement, je peux témoigner de l’innocence d’Alain Juppé.

Jean-François DUPAQUIER : – Vous écrivez que le discours de la Baule de juin 1990 a été en quelque sorte « arraché » à un président français dubitatif, et qu’il a constitué la trame du soutien aveugle au régime Habyarimana, avec les conséquences que l’on sait. Pourquoi ?

Dominique DECHERF : – Mitterrand savait que la démocratie formelle qu’il se voyait contraint d’exiger de certains chefs d’Etat africains était suicidaire, le Rwanda étant sans doute le cas limite. Il se sentait donc moralement obligé de l’aider autant que possible. La Baule qui se voulait un désengagement se traduisait par un réengagement militaire en Afrique ! Comment Mitterrand déjà dubitatif sur la nouvelle Russie, l’unification de l’Allemagne, l’implosion de la Yougoslavie, n’aurait-il pas été encore plus méfiant vis-à-vis des conséquences en Afrique de la chute du mur ? Le problème est qu’il ne sut pas apporter à La Baule la réponse qui pourtant était à portée de main mais encore trop nouvelle, trop imprévue pour faire fond sur elle : l’Afrique du Sud.

Jean-François DUPAQUIER : – Le rôle personnel de François Mitterrand a été montré du doigt dans la catastrophe de 1994 au Rwanda, mais était-il encore vraiment aux commandes de la France ? Un Hubert Védrine n’était-il pas le véritable patron caché de la diplomatie, du « pré carré » et des services spéciaux ?

Dominique DECHERF : – Mitterrand était sans doute à son époque le meilleur connaisseur de la politique africaine qui soit, du fait de son parcours sous la IVe République. La preuve en est que son meilleur guide fut jusqu’au bout du bout Félix Houphouet-Boigny qu’il rallia à son parti de l’époque, l’UDSR, et fut plusieurs fois ministre (contrairement à Senghor).

Pour Houphouet, Mitterrand tint bon sur le franc CFA jusqu’à la mort de celui-ci en décembre 1993, un contre tous, le Trésor, la Banque mondiale etc.

En 1994, Mitterrand n’aura plus en Afrique personne de sa valeur à qui se référer. Il était encore trop tôt pour Mandela qui d’ailleurs occulta le drame rwandais. C’était le grand vide (hélas Boutros-Ghali !)

Il faudra certes bien un jour « dédouaner » Mitterrand pour que le parti socialiste (j’ignore ce qu’il en est du président Hollande) puisse « passer » le drame rwandais. Faire de Védrine, à l’époque « simple » secrétaire général de l’Elysée, même pas ministre, le bouc émissaire n’est pas à la hauteur de l’effort historique requis.

Jean-François DUPAQUIER : – Avant votre prise de fonction en 2004, Bruno Joubert, le « Monsieur Afrique » de l’Elysée vous demande d’essayer de comprendre ce qu’est un Hutu et un Tutsi. Comment analysez-vous ce genre de questionnement dix ans après le génocide ?

Dominique DECHERF : – Le mot est de Michel de Bonnecorse, alors conseiller Afrique de Chirac (et non Bruno Joubert qui ne le deviendra que sous Sarkozy). On peut l’interpréter comme une manière de marquer une distance avec un événement survenu lorsque Chirac n’était pas aux affaires et même le plus loin possible. Dominique de Villepin, qui était responsable de cette volonté de rapprochement pour laquelle on m’avait choisi en 2004, avait voulu se « débarrasser » du problème en renouant les relations franco-rwandaises dès 1995. La bêtise à l’époque avait été, comme je l’ai signalé, de convaincre le ministre des affaires étrangères Alain Juppé, devenu premier ministre, qu’il était « solidairement responsable » de la politique vis-à-vis du Rwanda qu’il ne partageait pas, que ce soit celle de Mitterrand ou celle de Balladur !

L’autre interprétation est que le conseiller Afrique n’avait encore trouvé personne parmi ses collègues pour lui fournir une réponse satisfaisante. Ce qui traduit bien la confusion ambiante dans les milieux dirigeants, hauts fonctionnaires, comme les milieux universitaires, dix ans après et aujourd’hui dix-huit ans après. C’est pourquoi cette question me paraît aussi centrale qu’elle est incongrue.

Jean-François DUPAQUIER : – Hutu et Tutsi, ce sont des définitions de Blancs ?

Dominique DECHERF : – Bien sûr, Hutu et Tutsi, ce sont des définitions de Blancs, car sinon pourquoi poser la question ? Les Rwandais ne se la posent pas, car comme on dit, chacun se connaît. Il y a que nous à se la poser, parce qu’aucune de nos clés de lecture ne fonctionne : ni ethnie, ni classe, ni caste, ni religion, donc race ?…Et pourquoi se la poser sinon pour classifier, comme de savoir qui est juif, pour gérer, et ultimement pour « tuer ». La résurgence de la « race » en effet ne sert qu’à cela : désigner l’ennemi en temps de paix (Michel Foucault). Quand j’étais ambassadeur, j’avais banni ces appellations des télégrammes diplomatiques, forçant mes collaborateurs à aller plus loin dans la description de telle ou telle personnalité : anglophone ou francophone, réfugié d’Ouganda, ou du Burundi, ou du Zaïre, survivant, ou originaire de telle ou telle région, cela ne trompait personne mais obligeait à se déprendre de ces termes connotés.

Jean-François DUPAQUIER : – Vous écrivez que « la reconnaissance par le président Chirac en 1995 de la participation de l’Etat français à la déportation du Vel d’Hiv en 1942 ne serait peut-être pas intervenue sans le génocide rwandais de 1992 ». Pouvez-vous nous expliquer le sens de cette formulation ?

Dominique DECHERF : – Comment en effet imaginer reconnaître le rôle de la France au Rwanda si on n’a pas encore été capable après 53 ans de reconnaître la participation de « l’Etat français » dans la déportation des juifs du Vel d’Hiv ? Et comment y penser soudain en 1995 sans que la récente actualité n’ait fait se ressouvenir de la réalité contemporaine du génocide ? La polémique qui s’en est suivie sur la nature des responsabilités : que voulait dire ici l’expression « Etat français » ? Le régime de Vichy dans son ensemble, l’institution, les hommes, où était « la France » en 1942, était aussi un écho à la nature de la « part de responsabilité morale » dont nous accablait, un ton largement en-dessous, le président Kagame.

Jean-François DUPAQUIER : – Vous laissez aussi entendre que les Tutsi du Rwanda ayant été assimilés à des Blancs, leur extermination était, d’une certaine façon, celle des colonisateurs. Pourquoi ?

Dominique DECHERF : – Le racisme, dis-je, n’était pas originellement entre Hutu et Tutsi mais dans le regard des Blancs sur le génocide noir. Comme je l’ai mentionné à propos de l’Afrique du Sud, le Blanc est lié au Noir dans le rapport de forces qu’il a instauré entre eux. Dans son esprit, ce rapport ne laisse d’autre alternative que le renversement par la force. Personne n’a imaginé que le pouvoir des uns pouvait reposer sur une nouvelle forme de légitimité. C’est en ce sens que les thèses du « pouvoir hutu » seront justifiées au nom de l’idéologie anticolonialiste, totalement anachronique en 1990, est-il besoin de souligner.

Jean-François DUPAQUIER : – Vous évoquez le rêve d’un Hutuland et d’un Tutsiland chez Hubert Vedrine et Bernard Debré. Pourquoi ces deux hommes aux antipodes politiques font-ils le même rêve que Staline d’un « Etat juif » en URSS ou que Hitler de les déporter en bloc à Madagascar – avant d’opter pour l’extermination ?

Dominique DECHERF : – Il ne faut pas oublier que le génocide survient en plein siège de Sarajevo. Bernard-Henri Lévy n’ira pas au Rwanda car il conduit une liste pour Sarajevo aux élections européennes de juin 1994, quelle coïncidence ! La balkanisation sur une base ethnique est dans toutes les têtes. CQFD pour le problème Hutu/Tutsi. Chez Bernard Debré, c’est un surinvestissement d’expertise « africaniste », chez Hubert Védrine, une transposition indifférenciée de l’Est au Sud.

Jean-François DUPAQUIER : – Assimiler Tutsi et Juif est-il pertinent ?

Dominique DECHERF : – Un « dialogue des mémoires » veut faire apparaître les points communs aux victimes de génocide et à la volonté de survie des communautés menacées (cela inclut aussi les Arméniens). Mais il faut faire attention au sens du mot « race » selon qu’il s’applique aux Juifs ou d’une manière générale aux Noirs. Racisme et antisémitisme sont justement associés dans la lutte contre toute discrimination, mais ils ont aussi trop souvent prêté à amalgame comme on l’a vu lors de la conférence des Nations Unies à Durban en 2001 puis à Genève en 2011. Cela risque de ressurgir si l’on prétend supprimer le mot « race » dans la constitution : en 1946, cette disposition visait à protéger les Juifs – on considérait qu’il n’y avait pas de problème de couleur en France, alors qu’aux Amériques (nos Antilles comprises), « race » est toujours employé en référence à l’esclavage des Noirs.

Jean-François DUPAQUIER : – Selon vous, le Quai d’Orsay et les réseaux de la Françafrique ne cherchaient qu’à défendre Mobutu en tentant de contenir la rébellion du FPR dès 1990. Pourtant, Mobutu était d’abord l’instrument des Américains et de la CIA ?

Dominique DECHERF : – Giscard d’Estaing est le premier à avoir engagé la France – et son armée – lourdement aux côtés de Mobutu. Il s’en est défendu lors de la commémoration du saut de la Légion sur Kolwezi (1978). A Calvi en 2008, il a révélé avoir refusé la requête du chef de l’Etat zaïrois que l’armée française demeure d’une manière permanente en protection (les Marocains resteront quelques mois). C’est alors qu’un sommet francophone se tint à Kigali en 1979 où Senghor fit adopter son projet de Commonwealth à la française. Il est remarquable que les plus fidèles soutiens au pouvoir hutu viendront (jusqu’à aujourd’hui) du Sénégal et de l’ex-Afrique équatoriale française (Centrafrique, Congo-Brazzaville, Gabon, Cameroun) dont Giscard était le plus proche (au détriment de Houphouet).

Jean-François DUPAQUIER : – Vous écrivez aussi que l’actuel président du Rwanda Paul Kagame ne peut se défaire de ses ambitions sur la RDC. A votre avis, est-il dans le fantasme du chef de guerre ou dans une logique de pillage des richesses ?

Dominique DECHERF : – Je n’ai pas écrit exactement cela. Je dis par contre que géographiquement l’Est congolais débouche plus naturellement sur l’Océan indien que sur l’Atlantique ; d’autre part le Rwanda, situé en Afrique de l’Est (il faisait partie de l’Afrique orientale allemande avant d’être accidentellement – et comme pays sous mandat – rattaché à la colonie belge du Congo), est un cul-de-sac s’il ne met pas en communication l’Afrique de l’Est et le Congo.

Jean-François DUPAQUIER : – En 2009, Nicolas Sarkozy avait déclaré publiquement qu’il approuvait le partage des richesses du Kivu entre la RDC et le Rwanda. Il a visiblement charmé Kagame par ces propos. S’agit-il à votre avis d’une base politique solide pour la diplomatie française vis-à-vis de la RDC ?

Dominique DECHERF : – C’est la solution qui s’impose sur le papier. J’ai longtemps mis en avant le modèle de la Communauté charbon-acier avant de me rendre compte que pour que le concept de la CECA triomphe, il avait fallu une guerre mondiale où l’un des pays, l’Allemagne, avait été totalement vaincu. Il s’en est fallu de peu pour le Zaïre, mais le peuple congolais, s’il « tolère » la dynastie Kabila (originaire du Nord-Katanga), n’est pas prêt à des accords jugés léonins avec le petit Rwanda. Le président Sarkozy avait en effet désigné un ambassadeur itinérant chargé de pousser l’idée mais n’est pas Robert Schuman ou Jean Monnet qui veut. Le préalable à tout progrès, ce qui se vérifie un peu partout en Afrique, est de rééquilibrer les Etats hypercentralisés d’origine postcoloniale sur des perspectives transfrontalières.

Jean-François DUPAQUIER : – A votre avis, les tentatives de déstabilisation de Kagame, notamment par les Services spéciaux français à travers l’enquête Bruguière, ont-ils encore cours aujourd’hui ?

Dominique DECHERF : – L’opération Bruguière a fait long feu. Je ne vois pas par quoi elle serait remplacée. Il reste un déficit de confiance, l’impossibilité d’accepter Kagame comme « légitime » sans parler de l’admettre au « club ». « On fait avec ». C’est déjà pas mal si l’on considère de là où l’on est parti. La transformation, que je qualifierai de « spectaculaire », des esprits et des cœurs entre 2004 et 2006 à laquelle j’ai assisté est là pour en témoigner.

Jean-François DUPAQUIER : – Quelle doit être la diplomatie française vis-à-vis du Rwanda ? L’endiguement, ou au contraire l’aide au désenclavement ?

Dominique DECHERF : – L’alternative récente me paraît plutôt avoir été entre l’hagiographie – certains diraient l’agenouillement – et le dénigrement systématique. Je regrette ma ligne que je continue de considérer ouverte et compréhensive. Il nous faudrait développer une diplomatie régionale élargie non seulement aux Grands Lacs, mais à l’Afrique de l’Est et à la Corne de l’Afrique, le champ, disons, du Comesa au plan économique, de l’Easbrig au plan militaire. Somalie, Soudan, sud et nord, impliquent aussi un partenariat stratégique avec le Rwanda, devenu spécialiste en conflits terminaux. C’est cette reconnaissance internationale qui nous fera dépasser les huis clos, rwando-français, rwando-congolais ou rwando-rwandais.

Jean-François DUPAQUIER : – Le Rwanda est accusé de soutenir le mouvement mutin du M 23 au Kivu, sans qu’on comprenne clairement le but poursuivi. Comment analysez-vous, dans la durée, cette nouvelle crise entre le Rwanda et la RDC ?

Dominique DECHERF : – A nouveau et toujours une question de politique intérieure congolaise. Les Congolais ont grand tort de vouloir régler leurs problèmes internes sur le dos des Rwandais.

Jean-François DUPAQUIER : – Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault affiche sa volonté de restaurer la francophonie. Que faire au Rwanda où parmi les conséquences du génocide de 1994, il y a eu l’effondrement du français et la fermeture du Centre culturel franco-rwandais, le seul équipement culturel digne de ce nom à Kigali ?

Dominique DECHERF : – La défense de la francophonie était un axe majeur de mon plan d’action comme ambassadeur de 2004 à 2006 : le centre culturel avait été remis au centre de toute la vie culturelle rwandaise; rfi avait été admis à rouvrir ses émissions en FM ; Cyangugu, province frontalière avec le Burundi et la RDC, avait été privilégiée comme zone de développement prioritaire ; les francophones, dont une forte minorité d’ex-réfugiés au Zaïre et au Burundi, qui dominaient le secteur des affaires, avaient repris confiance ; le bilinguisme des élites triomphait au plan panafricain avec l’élection de Kaberuka à la tête de la Banque Africaine de Développement avec notre soutien. Etc etc. Que veut la mariée ? Le Rwanda a toute sa place dans la francophonie sans exclusive.

Jean-François DUPAQUIER : – Certains acteurs français comme Hubert Védrine, Bernard Debré ou Marcel Debarge – lorsqu’il était ministre de la coopération -, ont estimé qu’au Rwanda majorité démocratique signifie majorité ethnique. Qu’en pensez-vous ?

Dominique DECHERF : – On l’a dit : rien n’est plus étranger au modèle arc-en-ciel sud-africain. Mais même si la démocratie africaine traditionnelle est avant tout recherche du consensus, voire de l’unanimité au niveau de la famille élargie ou du village, au niveau des nations modernes, sauf exception, jamais une unique ethnie n’est capable de s’imposer seule. La recherche d’alliances est une condition nécessaire de l’exercice du pouvoir. Exemple : Houphouet-Boigny qui avait fondé la stabilité de la Côte d’ivoire sur l’alliance entre Baoulé du centre et Senoufo du Nord. Son successeur, Bédié, plus Akan que Baoulé, ne saura pas bâtir de nouvelles alliances. L’ivoirité c’est l’endogamie, le contraire de l’alliance. Le Kenya est actuellement –et péniblement – à la recherche de ce type de transactions trans-régionales qui a lamentablement – ce qui était à prévoir – échoué aux dernières élections de décembre 2007.

Par ailleurs, l’objet de toute démocratie est de dégager des « leaders » capables de transcender les clivages. Ce sont ceux-là qui font aujourd’hui le plus défaut à l’Afrique.

Jean-François DUPAQUIER : – Nous savons que certains au Quai d’Orsay, notamment l’ancien ambassadeur Marlaud (à travers le récent rapport d’inspection de l’ambassade de France à Kigali) prêchent pour que le France prenne ses distances avec Kagame et favorise le retour d’un certain « pouvoir hutu », quelles qu’en soient les conséquences intérieures. Quelle doit être la position de la diplomatie française ?

Dominique DECHERF : – La diplomatie française s’est évertuée à décourager, dans l’esprit des dirigeants actuels, l’idée que nous apportions quelque soutien que ce soit aux réfugiés rwandais au Congo, les FDLR (Front de Libération du Rwanda), ni à aucune forme de « divisionnisme » à l’intérieur ou de « révisionnisme » ou « négationnisme » à l’extérieur. Il nous faut sans doute être plus offensifs et faire comprendre définitivement aux militants de quelque pouvoir majoritaire hutu qu’il n’y aura jamais aucun retour en arrière à la situation ante 1993. Certains d’entre eux peuvent penser jusqu’à aujourd’hui que nous les avons abandonnés à leurs démons intérieurs. Autant que les ex-« Tutsi de l’intérieur » survivants, les Hutu peuvent nous dire comme la sœur de Lazare à Jésus : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Mais il faut que chacun sache que nous n’avons pas le pouvoir de ressusciter les morts. Seulement de permettre de faire le deuil.

Jean-François DUPAQUIER : – Depuis le rappel en France par Alain Juppé de l’ambassadeur Contini, et le refus de Kagame d’accréditer Hélène le Gall (devenue depuis conseillère Afrique du président François Hollande), la France n’a plus d’ambassadeur au Rwanda. Accepteriez-vous de reprendre du service si on vous le demandait ?

Dominique DECHERF : – Le refus d’accréditation d’Hélène Le Gal est un parfait malentendu. Sous-directrice d’Afrique de l’Est lorsque j’étais ambassadeur à Kigali, elle a toujours activement soutenu la ligne du rapprochement.

On ne me demandera pas de reprendre du service, car étant en retraite, ma nomination ne serait plus diplomatique mais « politique ». On changerait de registre. Outre qu’il n’est jamais bon de retourner sur le lieu de ses crimes. Nécessairement on compare…Il faut un œil neuf.

Toutefois je continuerai à défendre ce qui a été fait entre 2004 et2006, « socle » de ce qui a été réalisé depuis et le sera par les ambassadeurs à venir. Je suis fier de mon bilan.

Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER

 

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