Du génocide des Tutsi aux relations avec la France, du contentieux avec l’Ouganda à l’élection présidentielle en RDC, le chef de l’État Paul Kagame n’a éludé aucune question (ou presque). Interview exclusive.

En moins de deux semaines, fin mars et début avril, Paul Kagame et avec lui le Rwanda seront passés presque sans transition de demain à hier. L’avenir, ce fut, les 25 et 26 mars, la tenue à Kigali du septième CEO Forum, la plus importante conférence de ce type que le pays ait jamais accueillie : près de 2 000 participants de la communauté des affaires venus de toute l’Afrique, mais aussi d’Europe et d’Asie. Le passé, ce sera le 7 avril la 25e Kwibuka, commémoration du génocide perpétré en 1994 contre les Tutsi, journée de deuil national pour laquelle une trentaine de chefs d’État et de personnalités internationales sont attendus. Ainsi se définit, en permanence, le « Rwandan way of life » : ne rien oublier pour que tout se reconstruise.

L’homme de 61 ans qui reçoit Jeune Afrique en ce 23 mars pour un entretien de près de deux heures vient de se livrer à un exercice qu’il affectionne particulièrement. Pendant une semaine, il a réuni l’ensemble des décideurs du pays – ministres, dirigeants des institutions publiques, PDG, hauts fonctionnaires – pour la National Leadership Retreat, haut lieu de critique, d’autocritique et de reddition des comptes d’où l’autosatisfaction est bannie, dans l’enceinte d’un camp d’entraînement de l’armée. Pourquoi un tel lieu ? « N’y voyez rien de spécial, nous répond Kagame. Un camp militaire est un bien de la République comme les autres. » Il n’empêche : voir dans ce choix l’illustration symbolique de la méthode directive et du culte de la discipline qui sont la marque du « boss » et l’un des ingrédients essentiels du « miracle rwandais » relève de l’évidence.


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À son habitude, Paul Kagame parle « cash ». De ses réussites, qu’aucun observateur de bonne foi ne saurait nier et que beaucoup d’Africains admirent, mais aussi de ses inquiétudes, au premier rang desquelles figurent, en ces premiers mois de 2019, les vives tensions avec un homme qu’il connaît sur le bout des doigts : le président ougandais, Yoweri Museveni, aux côtés de qui il a combattu lorsque ce dernier s’est lancé, il y a quarante ans, à l’assaut du pouvoir.

Petit pays enclavé et surpeuplé de 12 millions d’habitants, le Rwanda est pour l’instant privé, du fait de la crise, de l’une de ses deux artères fémorales : le corridor nord, qui le relie, via l’Ouganda, au port kényan de Mombasa, le laissant à la merci du seul corridor est, à travers la Tanzanie jusqu’à Dar es-Salaam. Une question de survie, donc. Une de plus.

Jeune Afrique : Le Rwanda commémorera, le 7 avril, le génocide des Tutsi. Comment expliquez-vous que, vingt-cinq ans tout juste après ce drame, des livres, des documentaires et même des séries télévisées comme Black Earth Rising, sur Netflix, continuent d’en livrer une version révisionniste, voire négationniste ?

Paul Kagame : Cela n’a rien de particulièrement étonnant. Aujourd’hui encore, l’Holocauste continue de faire l’objet de ce genre de tentatives négationnistes. Vous trouverez toujours des gens qui, pour échapper à leurs propres responsabilités, nieront la réalité des génocides. Nous, Rwandais, connaissons notre histoire et savons ce qui s’est passé. Nous préférons consacrer notre énergie à reconstruire nos vies et notre patrie plutôt qu’à écouter ce genre d’aberrations.

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est désormais clos, tout comme les tribunaux dits gaçaça. Justice a-t-elle été rendue ?

En grande partie, oui. Mais nous n’avons pas voulu nous en tenir à la seule justice. Au-delà, il y a la réconciliation. Nous avons voulu voir plus loin pour que ce pays trouve enfin son harmonie, sa stabilité, et ses habitants, leur capacité à vivre ensemble. Sur ce plan, nous avons réussi au-delà de ce que nous imaginions.


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Pourtant, un certain nombre de personnalités suspectées d’avoir joué un rôle clé dans le génocide sont toujours en liberté. Félicien Kabuga, par exemple, cet homme d’affaires rwandais surnommé « le banquier du génocide ». Personne ne sait où il se trouve. Comment est-il parvenu à passer entre les mailles du filet ?

Je ne crois pas que Kabuga soit aussi libre que vous le dites, puisqu’il est contraint de se terrer en permanence. Ce n’est pas cela, la liberté, et, d’une certaine manière, il paie pour ce qu’il a fait. Cela dit, le mystère qui entoure son sort, sa disparition et sa fuite perpétuelle signifie qu’il a sans doute bénéficié de complicités, voire d’une conspiration internationale pour qu’il ne soit pas contraint de révéler ce qu’il sait.

Il y a aussi le cas du colonel Serubuga, qui vit en France, et celui d’Agathe Habyarimana, la veuve de l’ancien président, qui est installée en région parisienne. Ni expulsable ni régularisable, elle est dans une sorte de vide juridique. Pensez-vous obtenir un jour son extradition ?

Je l’ignore. Mais même si notre demande n’est pas, pour une raison ou pour une autre, considérée, pourquoi cette femme n’a-t-elle jamais été inquiétée par le TPIR ou par la justice française ? Pourquoi n’a-t-elle jamais fait l’objet d’une enquête dans le pays où elle s’est réfugiée ? Les faits parlent d’eux-mêmes…

Chaque chapitre se termine par une conclusion, et il n’appartient pas au Rwanda de l’écrire à la place de la France

Peut-on considérer que, depuis que la procédure ouverte par la justice française dans le cadre de l’attentat du 6 avril 1994 a été abandonnée, un nouveau chapitre s’ouvre dans les relations entre Paris et Kigali ?

Je ne dirais pas cela. Chaque chapitre se termine par une conclusion, et il n’appartient pas au Rwanda de l’écrire à la place de la France. Tant que ce ne sera pas fait et tant que des cas comme ceux que vous venez d’évoquer seront pendants, il sera difficile de tourner définitivement la page. Pour autant, il est clair que la relation entre nos deux pays est nettement meilleure qu’elle ne le fut.


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Vous avez invité le président Emmanuel Macron à la 25e commémoration. En retour, l’Élysée enverra une délégation conduite par un député d’origine rwandaise, Hervé Berville. N’est-ce pas un peu… décevant ?

[Sourire.] Nous avons toujours exigé que nos partenaires, quels qu’ils soient, nous laissent décider de nos actes. Il est donc normal qu’en échange ils soient eux aussi libres de leurs décisions. Venir, ne pas venir, à un haut niveau ou à un niveau moindre, en faire beaucoup, en faire peu… C’est à eux de voir. Je n’ai pas pour habitude de me plaindre, ce n’est pas ainsi que j’aborde les problèmes.

Une visite officielle du chef de l’État français au Rwanda est-elle envisageable plus tard, au cours de cette année 2019 ?

Je n’en ai aucune idée. Mais il est le bienvenu.

Que je sache, je n’ai jamais entendu dire que Michaëlle Jean prenait ses ordres à Ottawa

Lorsque Louise Mushikiwabo, l’ancienne ministre rwandaise des Affaires étrangères, a été élue à la tête de la Francophonie, certains commentateurs ont posé la question de son indépendance. Ils ont voulu voir en elle un vecteur de votre soft power, arguant que sa feuille de mission serait dictée par Kigali et qu’elle ne défendrait pas les droits de l’homme. Qu’en dites-vous ?

C’est un non-sens absolu. Que je sache, je n’ai jamais entendu dire que Michaëlle Jean prenait ses ordres à Ottawa, Abdou Diouf à Dakar ou Boutros Boutros-Ghali au Caire. Donc parce que Louise Mushikiwabo est rwandaise, ce serait le cas ? Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier ce jugement que celui de racisme. Si l’on suit ce raisonnement, les Rwandais, les Africains en général, seraient ataviquement dépendants et hostiles à des droits de l’homme que seuls les Occidentaux seraient en mesure de respecter ! La réalité est que les Africains respectent tout autant les droits de l’homme que les autres, même s’ils peuvent vivre ces droits de façon différente.

En tant que président de l’Union africaine en 2018, vous avez connu deux réussites : le Peace Fund et la Zone de libre-échange continentale. Êtes-vous d’accord ?

Pas tout à fait, car il faut en ajouter une troisième : la réforme de l’UA. Mais il ne faut pas m’accorder plus de crédit que je n’en mérite. Sans le soutien des autres dirigeants africains, je n’y serais pas parvenu.

Des réussites, mais aussi une déception : l’UA est toujours dépendante des bailleurs de fonds étrangers pour plus de la moitié de son budget…

L’autofinancement est un processus. Le fait qu’une bonne vingtaine d’États aient souscrit à la taxe sur les importations est déjà un vrai progrès. Il y a certes des réticences de la part de certains, mais elles ne portent pas sur le principe de l’autofinancement, seulement sur ses modalités.

Vous avez accusé l’Ouganda de chercher à déstabiliser le Rwanda. De quelles preuves disposez-vous ?

Elles sont nombreuses, irréfutables, et nous les avons fournies aux autorités ougandaises. Kampala offre son aide et ses facilités logistiques à des individus venus d’Afrique du Sud, du Burundi, de RD Congo, du Canada ou d’Europe, lesquels se retrouvent dans la capitale ougandaise pour comploter contre le Rwanda, sous l’œil bienveillant du gouvernement. Nos informations proviennent de multiples canaux, notamment de dirigeants de la rébellion des FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda] arrêtés fin 2018 au Congo et extradés depuis. Nous avons même interrogé un individu qui venait d’Iran et projetait de commettre des attentats après avoir transité par l’Ouganda.

La vérité est que Kampala est le lieu de contact et de coordination entre toutes ces forces négatives

Mais les autorités ougandaises démentent tout cela !

Pas le président Yoweri Museveni, puisque, dans une lettre qu’il m’a envoyée le 10 mars et qu’il a rendue publique avant même que je la reçoive, il a reconnu avoir « accidentellement » reçu une dirigeante du soi-disant Congrès national rwandais [RNC, en anglais]. La vérité est que Kampala est le lieu de contact et de coordination entre toutes ces forces négatives, qu’il s’agisse des anciens génocidaires, du RNC de Kayumba Nyamwasa ou du groupuscule de Paul Rusesabagina.


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Le président Museveni et vous-même, vous vous connaissez depuis quarante ans. Vous l’avez aidé à accéder au pouvoir, et il vous a aidé dans la lutte de libération. Que se passe-t-il ? Que vous reproche-t-il ?

Il m’est arrivé de lui poser la question et, en réalité, il n’y a rien de précis ou de cohérent, si ce n’est peut-être le vague sentiment que nous lui serions redevables.

Vos armées respectives se sont affrontées à Kisangani, en RD Congo, il y a vingt ans. Vous l’avez battu. Peut-être ne l’a-t-il jamais digéré…

Nous les avons défaits à trois reprises, c’est exact, et peut-être avez-vous raison. Mais il y a sans doute d’autres explications. La volonté de contrôler le Rwanda, de nous maintenir dans une forme de sujétion ? C’est probable.

Je le respecte en tant que président de l’Ouganda. Mais il n’est pas le président du Rwanda et ne le sera jamais

Il est votre aîné. C’est un patriarche de 74 ans. Lui auriez-vous manqué de respect ?

Je le respecte en tant que président de l’Ouganda. Mais il n’est pas le président du Rwanda et ne le sera jamais. Il faut qu’il s’y résolve. Nous n’acceptons aucun diktat, d’où qu’il vienne, vous le savez bien. Du point de vue de la géographie, le Rwanda est un petit pays. Sur les plans idéologique et politique, c’est un grand pays.

Une médiation est-elle possible ?

Je ne le crois pas. Il n’y a pas de place pour cela. Comme je l’ai dit à Yoweri Museveni, tout dépend de lui. Il ne peut pas répéter qu’il n’a rien contre le Rwanda et laisser faire ce que je viens de vous décrire. La clé des problèmes est en Ouganda, elle est entre les mains de Museveni lui-même. Laissez-moi vous raconter une anecdote : nous avons au Rwanda un programme annuel pour nos étudiants à l’étranger qui reviennent au pays pendant les vacances, entre juin et août. C’est une sorte de service national pendant lequel ils reçoivent, sur la base du volontariat, des cours d’histoire, d’économie, d’idéologie, de kinyarwanda, pour ceux qui en ont besoin, et un entraînement militaire d’une semaine. Eh bien, pour Museveni, il s’agit d’un programme hostile. À l’en croire, nous entraînerions une milice pour agresser l’Ouganda ! Cela frise la paranoïa…

Vous avez tout récemment – et pour la première fois – évoqué l’assassinat en 1998 à Nairobi du ministre de l’Intérieur du premier gouvernement postgénocide, Seth Sendashonga. Vous dites que les informations en votre possession recoupent celles de l’historien Gérard Prunier, selon lesquelles Sendashonga s’apprêtait à déstabiliser le Rwanda avec l’appui du général Salim Saleh, le frère du président Museveni. Pourquoi avoir attendu plus de vingt ans pour dire cela ?

C’est très simple. Les personnalités ougandaises qui hier ont aidé Sendashonga dans son entreprise sont les mêmes qui, aujourd’hui, appuient les émules de Sendashonga. L’histoire se répète.

Sendashonga recrutait des centaines de miliciens avec le soutien des Ougandais

Je vous cite : « Sendashonga est mort parce qu’il avait franchi la ligne. Et je ne vais pas m’excuser pour cela. » Cela signifie-t-il que vous revendiquez la responsabilité de ce meurtre ?

Ne déformez pas mes propos. Et relisez le témoignage de Gérard Prunier dans From Genocide to Continental War : il y raconte comment son ami Sendashonga recrutait des centaines de miliciens avec le soutien des Ougandais. Avant de conclure que le pouvoir de Kigali avait, selon lui, décidé de l’éliminer parce qu’il « avait franchi la ligne » – les mots sont de lui.

Si vous n’êtes pas responsable, pourquoi préciser que vous ne vous excuserez pas ?

Il est clair que je ne regrette pas la mort de Seth Sendashonga, ni d’aucun des ennemis de la nation.

Quand l’un de mes ennemis décède, de quelque façon que ce soit, n’attendez pas de moi beaucoup de compassion

C’est à peu près ce que vous avez dit au lendemain de l’assassinat de Patrick Karegeya à Johannesburg, le 1er janvier 2014…

Tout à fait. Mais cela ne signifie en rien que nous en soyons coupables. Quand l’un de mes ennemis décède, de quelque façon que ce soit, n’attendez pas de moi beaucoup de compassion.

Le Rwanda est un pays enclavé. En quoi cette crise avec l’Ouganda affecte-t-elle vos circuits commerciaux ?

Le corridor nord, qui transite via l’Ouganda vers le port kényan de Mombasa, est quasi bloqué. Nos exportateurs de produits laitiers et de minéraux rares, tel le coltan rwandais, de très haute qualité, produit ici même, font l’objet de tracasseries incessantes et interminables. Quant au projet de chemin de fer Mombasa-Kampala-Kigali, les Ougandais ont été très clairs là-dessus : ce sera Mombasa-Kampala-Djouba, au Soudan du Sud. Hors de question, nous ont-ils dit, que le train desserve le Rwanda. Cela fait des années qu’ils ont cette attitude hostile, sans explication.

Vos relations avec Bujumbura sont tout aussi tendues. Considérez-vous le Burundi comme une base arrière pour l’opposition armée, à l’instar de l’Ouganda ?

Oui, et ce n’est pas un fait nouveau, tout comme les connexions entre Bujumbura et Kampala. En réalité, les autorités burundaises font tout ce qu’elles peuvent pour nous provoquer et elles doivent avoir des raisons de politique intérieure. Mais c’est un piège dans lequel nous ne tombons pas.

Bujumbura demande la tenue d’un sommet de la Communauté de l’Afrique de l’Est pour débattre de ce problème. Pourquoi le refusez-vous ?

Il n’y a pas de problèmes entre le Burundi et le Rwanda. Il y a un problème burundais pour lequel le Rwanda sert en quelque sorte de dérivatif. Dès lors, un sommet serait sans objet, sauf s’il concernait le Burundi et le Burundi seul. Nous refusons de nous laisser entraîner dans cette diversion et nous ne répondrons pas aux provocations. À moins qu’elles n’aillent trop loin et que certains commettent l’erreur de nous attaquer directement.


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Il y a eu beaucoup de confusion entre les membres de l’UA et parmi les voisins de la RD Congo autour de l’élection contestée de Félix Tshisekedi. Comment l’expliquez-vous ?

Le terme « confusion » est effectivement approprié. À tous les niveaux. En RD Congo, l’élection a été confuse et a donné lieu à des appréciations divergentes de la part des observateurs, du gouvernement et au sein même de l’opposition. Cette confusion a déteint sur les pays de la région, en particulier sur les membres de la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe], qui ont multiplié les messages contradictoires.

Le fait est que Félix Tshisekedi est le président du Congo et que nous ferons le maximum pour coopérer et travailler ensemble

À partir d’un certain moment, et compte tenu du fait que la situation au Congo a un impact direct sur chacun de ses neuf voisins, vous en revenez aux fondamentaux et au principe de réalité. Un : l’élection a eu lieu. Deux : la RD Congo est indépendante. Trois : ce n’est pas à nous de lui imposer tel ou tel candidat.


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Avez-vous confiance dans la capacité de Félix Tshisekedi à s’imposer face au camp de Joseph Kabila ? Êtes-vous prêt à l’y aider ?

Ce n’est pas mon job. Le fait est qu’il est le président du Congo et que nous ferons le maximum pour coopérer et travailler ensemble.

Faut-il féliciter l’ex-président Kabila pour avoir cédé le pouvoir ?

Je ne répondrai pas à cette question.

Des FDLR évoluent toujours dans l’est de la RD Congo, et d’autres y transitent entre le Burundi et l’Ouganda. Reprochez-vous encore aux autorités congolaises de fermer les yeux ?

Non. Elles font ce qu’elles peuvent pour les en empêcher. Mais l’est de la RD Congo est vaste.

Vos rapports avec l’Afrique du Sud se sont-ils améliorés depuis que Cyril Ramaphosa a succédé à Jacob Zuma, il y a un an ?

Globalement, oui. Tous les problèmes ne sont pas encore résolus, notamment celui des visas, mais la volonté existe. C’est une affaire de temps.

L’ex-général Nyamwasa, que la justice rwandaise accuse de trahison, réside en Afrique du Sud. Pretoria refuse de l’extrader. N’est-ce pas un problème ?

Peut-être ne considèrent-ils pas cette situation comme un problème. Mais je pense qu’un jour ou l’autre ils devront y faire face. Nous leur avons transmis son dossier. Nous sommes patients.

La justice sud-africaine devrait bientôt rouvrir l’affaire Karegeya sur la base de « soupçons de complicité » entre les suspects et le gouvernement rwandais…

Nous verrons. Je n’ai pas de commentaire à faire.

Au cours de la dernière National Leadership Retreat, qui s’est tenue dans le camp militaire de Gabiro, vous avez évoqué certaines « faiblesses » et certains « échecs » dans l’expérience rwandaise. À quoi faisiez-vous allusion ?

Aux lenteurs dans la mise en œuvre de nos politiques et de nos programmes. Nous devons aller plus vite que nous ne le faisons. Cela ne sert à rien de se satisfaire de nos progrès et de notre taux de croissance élevé : ceux qui, à tous les niveaux, sont chargés d’appliquer les objectifs doivent savoir qu’ils peuvent et doivent faire beaucoup mieux. Plus de 7 % de croissance en 2018, c’est bien. Mais pourquoi pas 8 % ou 9 % en 2019 ?

Pourquoi ne pas laisser les gens écrire, insulter, diffamer ? J’en ai tellement subi que je n’y prête plus attention

On vous accuse parfois de gonfler artificiellement, voire de truquer, certaines statistiques afin de maximiser vos résultats économiques et sociaux. Qu’avez-vous à répondre ?

Rien de particulier, si ce n’est ceci : ceux qui assènent et propagent ce genre de mensonges le font pour deux raisons. Soit par ignorance, depuis leurs bureaux de New York, Bruxelles ou Paris. Soit par malveillance, car ils connaissent la réalité mais ne l’admettent pas. Je sais bien que nos réussites dérangent ceux qui estiment avoir des comptes à régler avec nous. Il suffit de venir ici au Rwanda, d’ouvrir les yeux, de parler avec les gens, d’aller dans les hôpitaux, sur les marchés, dans les écoles, dans les campagnes et d’établir des comparaisons sur ces vingt-cinq dernières années.

Enfin, pensez-vous réellement que toutes les grandes institutions économiques et financières internationales, qui ne cessent de nous féliciter, le font les yeux fermés, par complaisance ou parce que le petit Rwanda terrorise et intoxique le monde entier ? C’est ridicule, mais, contre la mauvaise foi, je ne peux rien.

Selon les nouvelles dispositions du code pénal rwandais adopté en septembre 2018, insulter ou diffamer la personne du chef de l’État dans les médias est passible de cinq à sept ans de prison. N’est-ce pas excessif au regard de la jurisprudence admise ailleurs en matière de délit de presse ?

Posez cette question au ministre de la Justice. En ce qui me concerne, ce type de délit n’a pas beaucoup de sens : pourquoi ne pas laisser les gens écrire, insulter, diffamer ? Personnellement, cela m’est égal. J’en ai tellement subi que je n’y prête plus attention. Cela dit, j’imagine qu’au-delà de ma personne le législateur a voulu protéger l’institution présidentielle, qu’il s’agisse de moi ou de mon successeur à ce poste.

En accordant votre grâce à l’opposante Victoire Ingabire, en septembre dernier, pensiez-vous qu’elle vous serait reconnaissante et cesserait de vous critiquer – ce qui manifestement n’est pas le cas ?

Victoire Ingabire est l’une des 2 000 personnes condamnées que nous avons libérées. Nous procédons à ce type de grâces collectives depuis longtemps, et elles ont concerné jusqu’à 30 000 personnes à la fois. Elle est une sur 2 000, et je rappelle qu’elle n’était pas en prison pour délit d’opinion, mais pour des crimes et délits précis sur lesquels je ne reviendrai pas. Pour le reste, cette personne doit savoir que, si elle recommence, elle retournera derrière les barreaux.

En Tanzanie et en Ouganda, la communauté homosexuelle fait l’objet de discriminations et de violences impulsées au plus haut sommet de l’État. Êtes-vous en faveur d’une législation afin de défendre leurs droits ?

Au Rwanda, l’homosexualité n’est pas un délit, et les membres de la communauté gay ne sont ni arrêtés, ni molestés, ni insultés. Ce n’est donc pas un problème, ni pour moi ni pour les Rwandais. Par contre, vouloir à tout prix légiférer sur ce sujet est la meilleure manière de créer un problème dans une société qui a ses normes, ses valeurs et ses codes depuis des siècles. Les homosexuels existent, nous savons qu’ils existent. Leur liberté ne doit pas interférer avec celle des autres, et réciproquement. Restons-en là.

Peut-on dire que le Rwanda est une démocratie encadrée ?

Le Rwanda est une démocratie. Une démocratie, encadrée si vous voulez, par des lois et des règles universelles, mais dont l’expression et la mise en œuvre nous appartiennent en propre.

La démocratie est-elle selon vous une condition ou une conséquence de la croissance économique ?

La démocratie est nécessaire à la croissance, et la croissance est importante pour la démocratie. Il n’y a pas de démocratie possible si les conditions socio-économiques ne sont pas réunies et si les inégalités sont trop fortes. Et il n’y a pas de croissance pérenne possible sans État de droit.

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