Politique 22 janvier 2020 Affichages : 104

En France, le métissage est un sujet de discussion omniprésent, que cela soit dans la sphère publique ou bien dans l’intimité. Par Jessica Gérondal,  Le Blog de Jessica Gérondal Mwiza*





Pour certains, le métissage est la promesse d’une société post raciste, enfin fraternelle et en paix. Pour d’autres, il n’est que le cauchemar d’une destruction d’identités supposément pures et figées. Pour nous, les personnes assignées « métisses », il s’agit d’un casse-tête parfois sans fin. Force est de constater qu’au sein du pays qui se prétend aveugle aux races et à la couleur de peau, le sujet du mélange de ces dernières est obsessionnel. J’ai pu l’observer à travers les questions qui m’ont tant été posées : « D’où viens-tu ? », « Non mais avant ? », « Ah c’est un beau mélange », « C’est toujours beau les métisses non ? », « Vous les métisses… ». Comme si nous étions des chiens, des bêtes de concours. On évalue la qualité, la réussite du mélange, en fait de la race créée de façon circonstancielle. Du moins, c’est comme cela que je l’ai toujours ressenti.

Lorsque j’étais enfant, je ne parvenais pas à comprendre ces questions, leur but et la raison de leur trop grande fréquence. Mon entourage a toujours essayé de me rassurer : « Ce n’est que de la curiosité ! » « Il ne faut pas voir le mal partout » « C’est parce que tu es jolie, tu devrais être flattée » « C’est juste pour commencer la conversation » …

Ces explications m’ont toujours paru bancales, m’agaçant même parfois plus que les questions elles-mêmes. On me définissait, contre mon gré et de manière constante, par le mélange de la race[1] blanche et de la race noire (car personne n’appelle « métisse » un franco-allemand[2]), et j’étais censée trouver cela normal, voire être flattée de l’attention portée.

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais accepté cette assignation identitaire. Je ne me suis jamais considérée comme métisse et j’ai toujours rejeté ce terme. Aujourd’hui, je suis une fière femme noire de 27 ans. Si je suis en capacité de l’affirmer ainsi, cela n’a pas toujours été si clair et simple. Mon cheminement identitaire fut long et douloureux.

En juillet 1994, mes grands-parents maternels furent assassinés pendant le génocide perpétré contre les Batutsi au Rwanda. Ils furent tués parce que ils étaient Batutsi, comme plus d’un million des leurs, dans une indifférence et un silence international ahurissants. Ma mère mourut également, quelques années plus tard, de traumatisme et de maladies.

J’ai donc grandi avec mon père et mon grand frère, à Six-fours-les-plages dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cela ferait rire mes proches aujourd’hui, au vu de ma couleur de peau jaunâtre de l’hiver, mais j’étais parmi les personnes les plus noires de ma ville, de mes écoles, de mes centres de loisirs. Petite fille, dans ce Sud au racisme depuis longtemps assumé et exacerbé, j’étais « la noire », c’était ainsi que l’on me définissait. Il n’était jamais question d’intégrer le « côté blanc » malgré le fait que j’insistais, très fière, pour dire que mon père était d’origine belge et alsacienne. Je pensais bêtement que toutes mes origines étaient intéressantes, mais mon sud appliquait une sorte de « one drop rule[3] ».

Et cela ne me plaisait pas ! D’une part, parce que les enfants non blancs intériorisent très tôt les stigmates liés à leur prétendue race et d’autre part, parce que mon côté africain me ramenait au Rwanda et à la tristesse intense que me provoquait le souvenir du décès de ma mère.

Je n’aimais pas être « la noire », car lorsque dans quelques (nombreux) moments de faiblesse, je répondais aux « tu-viens-d’où-oui-mais-avant ? », en précisant que j’étais d’origine rwandaise, les visages de mes interlocuteurs se transformaient, laissant place à une expression de mépris et de curiosité malsaine. Trop souvent, on me questionnait alors de la sorte : « Mais ta famille, c’était celle qui massacrait ou bien celle qui se faisait massacrer ? ». Tant de personnes ont pris un malin plaisir à découvrir que non seulement j’étais étrangère, noire donc inférieure, mais en plus issue d’un pays – pour eux – de sauvages. Le tableau était parfait pour les descendants des disciples de Gobineau. Je me souviens ici encore de mes amis blancs fraternalistes me souffler que « Ce n’étaient là que quelques idiots ». Il n’y a pas seulement quelques idiots qui ont pu se permettre de me faire ce genre de remarques, ni même uniquement des enfants et des adolescents. Ce furent également des adultes, des médecins, des professeurs.

Tout ça pour vous expliquer que, moi qui avais eu de mon père une éducation et une socialisation françaises, traditionnelles et tout ce qu’il y a de plus blanc, j’étais « la Noire issue du peuple de sauvages ».

Vous l’imaginez aisément, l’enfance était difficile sur le plan identitaire, pleine de micro-agressions que je ne comprenais pas et dont je ne savais me prémunir.

À la maison, point de repos. Je me suis récemment étonnée du lien qui pouvait être fait entre l’expérience des enfants adoptés et l’expérience des enfants dits métisses qui grandissent sans leur parent racisé. Dans l’interview « Pourquoi il est urgent de préparer les enfants adoptés au racisme » parue dans les Inrocks, Amandine Gay rappelle que « la construction identitaire dépend en grande partie des compétences raciales et culturelles des parents ». Au sein de ma famille, qui sera très rapidement recomposée, ma couleur de peau ainsi que mes traits « négroïdes » étaient l’objet de « blagues » récurrentes. Persuadés de leur propre bienveillance, les différents membres de ma famille, majoritairement blanche, faisaient toute sorte de plaisanteries sur mon africanité, sans jamais sembler remarquer que cela me blessait et qu’il s’agissait d’un écho violent du monde extérieur au sein du cercle familial. Le cadre dans lequel j’ai grandi n’était ni préventif, ni protecteur, ni réparateur.

Dans ce contexte, l’adolescence fut l’occasion d’extérioriser mes colères à travers l’activisme. Révoltée par le racisme et les inégalités socio-économique criantes du Sud, j’intégrais d’abord les Jeunes Socialistes. J’étais touchée par l’intérêt des JS pour le Rwanda, spécifiquement sur la question de la responsabilité de la France dans le génocide contre les Tutsi. Je suis restée 10 ans dans ce mouvement de jeunesse politique, gravissant les échelons jusqu’à devenir trésorière nationale. J’ai cessé toute activité au sein des JS et dans les partis de gauche en général pour de nombreuses raisons mais spécifiquement parce que j’étais épuisée de voir que la question du racisme ne provoquait qu’une indifférence totale, même parmi ceux qui se définissaient comme « les plus progressistes » …, d’après eux-mêmes.

Néanmoins, mon engagement m’a permis de faire un grand pas vers le Rwanda. J’y effectuais mes premiers voyages, les premières rencontres avec ma famille à Kigali. J’apprenais petit à petit l’histoire du pays de ma mère, l’histoire de ma famille. Je commençais à lire, beaucoup. Au fil des ans, je participais à de très nombreuses conférences et rencontres, puis je me mis à écrire et mener moi-même des conférences. Finalement, je me rapprochais de la communauté rwandaise grâce à quelques belles âmes qui veillaient à ma bonne intégration. Dans le même temps, je me rapprochais des militantes afroféministes ainsi que des mouvements panafricains, trouvant enfin un sens profond à mon activisme et un lien évident avec l’histoire du Rwanda.

Mon cheminement identitaire est éminemment politique. Je choisis d’être identifiée comme femme noire, peu importe ce que la société attend des personnes assignées métisses. Je ne suis pas « 50/50 », je n’ai pas « le cul entre deux chaises », mon expérience et ma vie sont celles d’une femme noire.

Je souhaite également préciser, pour les personnes qui aiment à se rassurer en pensant que le racisme ne concerne que le Sud-est et le Nord de la France, que ce sont mes autres lieux de résidence qui m’ont définitivement fait comprendre que je n’étais pas la bienvenue « chez les Blancs ». D’abord Paris et ses personnes de gauche, engagées, ouvertes sur le monde et j’en passe, mais dont le racisme est juste mieux masqué par des codes sociaux plus complexes. Et la Bretagne, sa gentillesse, son esprit d’accueil et son histoire de terre d’émigration … cette Bretagne au sein de laquelle j’ai néanmoins été appelé « négro » trop de fois à mon goût, et ou mes expériences du racisme ont fréquemment été niées en bloc.

Désormais, je m’accommode comme je le peux des effets suscités par mon identité choisie[4]. Je me souviens de la réaction d’une femme et maman Noire rencontrée récemment à Paris, sur mon lieu de travail. Elle me dit, littéralement effarée de m’entendre m’identifier comme femme Noire : « Mais non ! Toi tu es café au lait ! ». Elle était réellement déconcertée, comme si j’étais folle de me mettre sciemment dans la merde, alors que quelque part, pour elle, je pouvais minimiser ma négritude.  Me reviennent également en mémoire les remarques de quelques (rares) personnes noires, me signifiant que les métisses comme moi ne peuvent pas se prétendre Noirs. De ces réactions, je ne pense pas, comme j’ai malheureusement pu le lire et l’entendre, qu’il s’agit de « racisme inversé » ou d’un « racisme des deux côtés » qui serait vécu par les métisses. Tout d’abord parce qu’on ne peut parler de racisme s’agissant de personnes qui n’ont pas le pouvoir d’exclure et de dominer, ensuite car ce sont là les expressions des problématiques issues du colorisme[5]. Je m’oppose à celles et ceux qui tentent de définir une personne contre son gré et ses choix, mais les conséquences du malaise identitaire découlant du colorisme et des inégalités raciales ne peuvent être plus longtemps ignorés.

Depuis que je prends ce genre de positions politiques, certaines personnes me demandent si je nie être française et … si je déteste les blancs. Habituellement je ne réponds pas, car je trouve ce genre de réflexions assez ignorantes, mais je préciserai ici que je suis bien au courant que je suis née en France, et de nationalité française (en plus de ma nationalité rwandaise, acquise en 2017).

Je suis française et je suis amoureuse des collines et des criques de Provence. J’aime les diverses identités régionales françaises, spécifiquement celles qui ont préservé leur langue régionale. Je suis française : essayez de me convaincre du fait que le cheddar, cet aliment sans caractère et sans goût est un fromage, et vous connaîtrez mon courroux. Je suis française lorsque je participe à un débat politique et que je coupe la parole de mes contradicteurs. Je suis encore plus française lorsque je voyage à l’étranger et que j’y suis bruyante et revendicative.

Mais, néanmoins, je suis une femme noire.

Souvent, j’ai fouillé l’internet à la recherche d’articles sur le métissage afin de trouver des réponses à mes questionnements. Je m’excuse par avance auprès de celles et ceux qui vont faire la même chose et tomber sur mon témoignage : il y a autant d’expériences et de cheminements identitaires que de personnes assignées métisses, vous ne trouverez peut-être pas ici les réponses à vos questionnements précis.

J’ai lu de nombreux articles et histoires de personnes se disant fières d’être métisses et revendiquant ce terme, je souhaite donc préciser que mon positionnement est personnel et n’a pas pour objectif d’invalider celui des autres.

Je finis ce témoignage avec une tendre pensée pour le Rwanda, mon petit pays qui a le don, certainement issu de son histoire tragique, de rendre l’amour à celles et ceux qui lui en donnent. Alors que je vis à Paris, le Rwanda est aujourd’hui un réel espace de respiration pour moi.

Notes
[1] Je sais que les races biologiques n’existent pas, ici le choix est fait de ne pas ignorer que les races
      sociales sont bien existantes, présentes et ancrées dans les esprits.
[2] https://decolonial.hypotheses.org/847 (Le cadre étudié dans ce texte par Lissell Quiroz, maîtresse
      de conférences, est latino-américain, mais certains aspects de la création de la notion de
      métissage sont communs aux autres processus de colonisation, et peuvent nous éclairer.
[3] https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20080607.RUE4515/etats-unis
      -pourquoi-barack-obama-est-il-noir.html
[4] L’une de mes identités en réalité, je ne me présente pas en disant « Bonjour je m’appelle Jessica
      et je suis une femme noire », je suis évidemment beaucoup d’autres choses.
[5] https:// « Le Colorisme » par Keyholes & Snapshots.

  *Jessica Gérondal : Educ’ de rue
    Militante Afroféministe, Panafricaniste.