Des femmes rwandaises qui portent plaintes pour viol contre des soldats français, ça ne soulève pas les foules. En cette année du 25è « anniversaire » du génocide contre les Batutsi, personne n’en n’a reparlé. Par Laure Daussy, Charlie Hebdo



Ceci va au-delà de #METOO, qui profite de la faiblesse de la personne sous sa protection, c’est une autre arme du génocide. Ce cas de l’armée française concerne toute personne, il concerne toute l’humanité. 



L’affaire est toujours en cours d’instruction à Paris, mais piétine.Charlie fait le point sur l’enquête. L’ère post-« MeToo pourrait-elle faire bouger les choses ?

Nous sommes en 1994 et la France vient de lancer l’opération Turquoise, une opération destinée – officiellement – à protéger les civils et les réfugiés au Rwanda après le génocide perpétré par les Bahutu contre les Batutsi. Vingt-cinq ans après, le rôle joué par la France dans ce dernier crime de masse du XXe siècle, qui fit plus de 1 million de morts en trois mois, est toujours mystérieux. Une commission d’historiens a d’ailleurs été mise en place cette année pour se plonger dans les archives et tenter de faire la lumière sur cet épisode explosif de l’histoire française. Mais il est un élément qui est en passe de tomber dans les oubliettes de l’Histoire, et peut-être de la justice : plusieurs femmes rwandaises ont accusé des soldats français de les avoir violées, dans deux des camps où elles étaient censées être protégées, à Murambi et à Nyarushishi.

« Il n’a pas été le seul à me violer. Pendant trois jours, ça a été toute la journée. »

Lire les déclarations des plaignantes, c’est faire face à l’incarnation de l’abject. Voici l’une des plaintes qui ont été versées au dossier d’instruction. Cette jeune femme raconte avoir été «  interpellée  » par un militaire français alors qu’elle revenait de la corvée de bois. Là, elle est emmenée dans un petit bois à l’écart du camp. « Ils étaient une dizaine. Ils ont étendu un drap blanc sur le sol […]. Ils m’ont déshabillée, m’ont allongée et se sont mis à inspecter mon sexe. Ils s’attardaient longtemps sur les grandes lèvres. Ils avaient mis leur lampe frontale de soldat. Ils ont pris des photos Polaroid. Je me demandais si j’étais une créature ou une bête. » Puis elle raconte le viol : « Le premier m’a violée sans préservatif, tandis que son copain prenait les photos. Le deuxième a fait la même chose. J’avais mal, cela se voyait et cela les faisait rigoler. Je hurlais. Cinq militaires m’ont violée successivement. Au moment d’éjaculer, ils me fourraient leur sexe dans la bouche et m’obligeaient à avaler. Ils me pinçaient le nez pour m’obliger à avaler. » Dans la plainte d’une autre femme, on peut lire : « Je n’ai pas osé résister, car il avait son fusil près du lit. Il avait déjà ôté son pantalon et sa chemise. Il n’a pas été le seul à me violer. Pendant trois jours, ça a été toute la journée. Ensuite pendant deux nuits entières. Le premier jour, un militaire m’a violée par-devant et par-derrière. Le deuxième jour, ils étaient deux. »

Comme souvent pour ce type de plainte, il a fallu plusieurs années avant que les femmes osent parler. Les premières plaintes contre X ont été déposées en 2009. Elles ont été recueillies par le Dr Annie Faure, présente au Rwanda pour Médecins du monde à l’époque du génocide, et qui, plusieurs années après, apprend que des femmes souhaitent porter plainte. Elle se rend donc à nouveau au Rwanda pour rencontrer ces femmes. Les péripéties judiciaires, par la suite, n’ont pas aidé : le tribunal aux armées, qui a dans un premier temps instruit les plaintes, a été supprimé. C’est finalement le pôle « génocide et crimes contre l’humanité » du TGI de Paris, créé en 2012, qui a repris le dossier. Sans oublier les nombreux changements de juges d’instruction, et même un contretemps médical : un juge s’est rompu le tendon d’Achille quarante-huit heures avant l’arrivée des Rwandaises à Paris, ce qui l’a empêché d’entendre les plaignantes… Deux d’entre elles ont finalement été entendues en décembre 2011. Une troisième en juillet 2013, à Kigali. Enfin, deux nouvelles plaintes – car d’autres victimes avaient été découvertes grâce à une enquête du magazine Causette en 2011 – ont été déposées en 2014, et les femmes entendues par le juge en février 2016. Depuis, l’enquête piétine. Et pour tenter de comprendre où l’on en est, entre des sources qui rechignent à parler, qui ont peur, ou se mélangent les pinceaux entre différents dossiers tant celui-ci est presque tombé dans les oubliettes, il faut s’accrocher.

« On attend un déclic, un militaire qui parle »

Pourquoi cette affaire n’avance-t-elle pas ? L’armée ferait-elle obstruction ? Les parties civiles assurent avoir demandé à l’armée de transmettre les noms et les photos des soldats présents dans les camps où se seraient produits les viols, pour que les femmes puissent les reconnaître. En vain. « Il nous a été répondu qu’il n’existe pas de trombinoscope des soldats. Ce n’est pourtant pas difficile de retrouver des photos », déplore l’avocate des plaignantes, Laure Heinich. « On aurait bien aimé pouvoir montrer les photos des militaires aux femmes. Au moins leur laisser une chance de les reconnaître », ajoute Annie Faure. De son côté, la grande muette assure le contraire : «  À notre connaissance, il n’y a eu aucun refus de remettre des photographies à la justice », nous répond le service communication de l’armée. « Le ministère coopère pleinement avec la justice dans les différentes enquêtes judiciaires diligentées au sujet de l’engagement français au Rwanda. À ce jour, toutes les réquisitions des magistrats ont été exécutées », assure-t-on, avec un soupçon de langue de bois. Et pour ajouter au flou, le parquet assure qu’il n’y a jamais eu de demande de photos de la part des parties civiles, ni de la part des juges, d’ailleurs. Et donc, conséquemment, pas de refus de l’armée. Qui croire ? Et pourquoi, d’ailleurs, cette demande qui semble si évidente n’a-t-elle pas été faite par le juge lui-même ? Sachant que, évidemment, plus le temps passe, plus il sera difficile pour ces femmes de reconnaître leurs bourreaux. « On attend un déclic, un militaire qui parle », nous glisse l’avocate.

La justice prend-elle vraiment cette affaire à bras-le-corps ? Selon nos informations, aucun militaire à la tête des opérations n’a été auditionné, pas même en qualité de témoin. Nous avons contacté les avocats du général Lafourcade, qui dirigeait l’opération Turquoise. S’ensuit une discussion ubuesque, où les avocats eux-mêmes ne comprennent pas de quelle affaire nous parlons, car ils ne savaient pas – disent-ils – que les plaintes pour viol étaient en cours d’instruction. Ils pensaient que nous les appelions pour une autre affaire, dite du « massacre de Bisesero », un des épisodes les plus polémiques sur le rôle des Français au Rwanda : les militaires français sont accusés d’avoir été complices du massacre de 50 000 Tutsis sur ces collines et d’exactions dans des camps. Cette affaire est nommée Turquoise 1 dans le jargon de la justice. Et celle qui est l’objet de notre article, Turquoise 2. Et l’on découvre par une source judiciaire que les auditions de la hiérarchie militaire dans le cadre de Turquoise 1 ont été versées dans le dossier de Turquoise 2. « Le choix a été fait par le juge de les verser au dossier, à titre d’information », nous dit-on. Un peu comme si on interviewait quelqu’un sur un sujet, et que l’on utilisait son interview pour un autre article. Tout va bien. Pour résumer, la hiérarchie militaire n’a donc pas été auditionnée directement sur ces accusations de viols visant plusieurs de ses soldats, et personne, jusque-là, n’a été mis en examen.

Violées parce que Tutsis ?

Reste une précision, et non des moindres : la qualification de ces plaintes contre X en « crime contre l’humanité », et non en « simple » viol, confère à cette affaire une importance capitale, et ce qui explique qu’elle soit en instruction devant le pôle « génocide ». Pourquoi cette qualification ? Car les femmes affirment avoir été violées en tant que Tutsis. Le parquet avait fait appel en 2010 contre cette qualification, mais le juge d’instruction avait bel et bien confirmé ce chef d’information, dans une ordonnance que nous avons pu consulter. Elle ne dit pas que les faits sont avérés, mais que cette qualification est recevable : « Les faits dénoncés, présentés comme des viols répétés, voire systématiques, commis uniquement à l’encontre de femmes tutsis, […] ne pouvaient pas être considérés comme n’ayant pas fait partie d’un plan concerté et d’une pratique massive, de sorte que leur qualification de crime contre l’humanité ne pouvait être exclue a priori. » Cela signifierait que les soldats choisissaient délibérément des femmes tutsis. « Soit ce sont des ordres, et c’est gravissime, soit la hiérarchie n’arrive pas à contrôler ses soldats, et dans les deux cas, il y a faute  », souligne Annie Faure. Évidemment, de leur côté, les avocats des militaires nient catégoriquement.

Pour ajouter aux difficultés de l’enquête, ça coince enfin du côté… du Rwanda, nous précise une source judiciaire française. Dans le cadre des investigations, deux commissions rogatoires internationales, c’est-à-dire des demandes de coopération avec les autorités judiciaires locales, ont été délivrées aux autorités rwandaises par la France. Mais, par quatre fois, vraisemblablement en raison des mauvaises relations diplomatiques entre les deux pays, le gouvernement rwandais a refusé : deux fois en 2018, et deux fois en 2019. « Est-ce que les exigences de la France étaient admissibles ? Le parquet a tout intérêt à ce que ces commissions rogatoires soient refusées », accuse Annie Faure. Tous ces éléments de l’enquête n’ont même pas été précisés aux femmes plaignantes, alors que la loi oblige le juge d’instruction à les tenir au courant de l’avancée de l’enquête tous les six mois. Aujourd’hui, les parties civiles se disent résignées et s’attendent, comme pour l’autre volet, Turquoise 1, à un non-lieu. Sauf rebondissement… Et si, enfin, des femmes violées par des soldats, ce n’était plus considéré comme « banal » ou comme une affaire « anecdotique » ?