Selon les informations de Mediapart, le colonel résiderait en France depuis au moins 14 ans, mais ne disposerait d’un récépissé de demande d’asile que depuis février 2020. Pourquoi si tard ? Que s’est-il passé entre-temps ? Le suspect a-t-il bénéficié de soutiens ? Par Théo Englebert







Le 25 juillet dernier, le Parquet national antiterroriste décidait de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « crime contre l’humanité » à l’égard d’Aloys Ntiwiragabo dont Mediapart révélait la veille la présence en France.

L’ancien chef des renseignements militaires du Rwanda est soupçonné d’être l’un des piliers du génocide contre les Batutsi en 1994. Il a fondé et dirigé les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé criminel qui sévit en Afrique centrale.

Dans la banlieue d’Orléans, la famille Ntiwiragabo s’est fondue dans le décor. Interrogés par Mediapart au sujet de leurs voisins, les habitants de l’immeuble s’accordent pour les décrire comme « discrets, respectueux, polis ». Ils disent croiser le colonel depuis une dizaine d’années.

L’enquête préliminaire concernant Aloys Ntiwiragabo ne fait que démarrer et déjà les conditions dans lesquelles la France l’abrite s’avèrent pour le moins obscures. Le suspect demeure extrêmement discret, mais pas clandestin pour autant. Du moins pas depuis six mois.

Au terme de nos recherches, une question demeurait en suspens : la nature de la situation administrative d’Aloys Ntiwiragabo. Le colonel n’a pas obtenu son visa pour rejoindre son épouse réfugiée dans l’Hexagone en 1999 puis naturalisée française en 2005. Il dispose malgré tout de documents d’identité.

Lors d’une première demande de visa à Khartoum (Soudan), Aloys Ntiwiragabo prétend pourtant avoir « perdu ses papiers d’identité ». En 2001, il renouvellera sa requête à Niamey (Niger) où il se rend grâce à un passeport guinéen contrefait « par les autorités soudanaises » selon ses propres déclarations devant la justice administrative.

Mais, le 10 juillet 2020, Aloys Ntiwiragabo récupère une lettre recommandée près d’Orléans. Une opération simple qui nécessite cependant de justifier de son identité.

« Aloys Ntiwiragabo n’est pas détenteur d’un titre de séjour. Ce monsieur a déposé une demande d’asile et il a une attestation qui lui a été délivrée le 7 février 2020. Avant cela, il n’a pas eu de documents. En tout cas pas chez nous… », nous répond le cabinet du préfet de Centre-Val de Loire.

Toujours d’après le cabinet du préfet, Aloys Ntiwiragabo aurait passé un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) dans le cadre de cette demande et attendrait à présent la décision de l’institution.

L’article 1Fa de la convention de Genève permet normalement à l’Ofpra d’exclure une personne dont elle aurait des raisons de penser qu’elle a commis un crime contre l’humanité. Depuis 2015, l’office est également tenu d’informer le procureur de la République lorsqu’elle applique cette clause.

Six mois n’ont pas suffi aux officiers de protection de l’Ofpra chargés de vérifier le récit d’Aloys Ntiwiragabo pour statuer sur son cas. La justice administrative a pourtant déjà rendu trois décisions concernant la demande de visa qu’il avait introduite lorsqu’il se trouvait encore en Afrique. Ces documents détaillent son parcours et les soupçons qui pèsent sur lui. Il existe par ailleurs une littérature abondante sur le génocide contre les Batutsi et les crimes des FDLR.

Si l’on en croit les informations distillées par l’avocat d’Aloys Ntiwiragabo à RFI, son client, qui « ne s’est jamais caché », aurait en effet « entrepris diverses démarches administratives auprès des autorités françaises ». L’avocat semble vouloir utiliser cette demande d’asile pour façonner un récit alternatif qui contredirait les faits d’intérêt public tels que les a exposés Mediapart.

Mais d’après les témoignages et les documents obtenus par Mediapart, Aloys Ntiwiragabo n’est pas arrivé en France au début de l’année. Plusieurs sources dans le voisinage et chez le bailleur nous ont confirmé qu’il réside depuis 2006 dans l’appartement où nous l’avons retrouvé, soit quatorze ans avant sa demande d’asile.

Le colonel a profité de la naturalisation de sa femme pour emménager avec elle. Et pour justifier de sa présence dans l’appartement, il a utilisé l’extrait de l’acte de mariage dressé pour l’occasion par le service central de l’état civil du ministère des affaires étrangères.

Mais ce document ne suffit pas pour résider et se déplacer sur le territoire. Le colonel a-t-il eu un titre de séjour ? Le ministère de l’intérieur n’a pas apporté de réponses à nos questions sur de possibles documents délivrés à Aloys Ntiwiragabo avant sa demande d’asile.

Titre de séjour ou pas, d’autres éléments mettent à mal l’ébauche de récit esquissée par l’avocat.

Aloys Ntiwiragabo est déjà en France lorsque le consulat de France au Niger refuse de lui délivrer le visa qu’il a sollicité dix ans plus tôt. Il introduit alors un recours contre cette décision et se lance dans une procédure qui dure jusqu’en 2015.

Pourquoi continuer une bataille contentieuse pour obtenir un visa s’il réside régulièrement en France comme l’affirme son avocat ? Pourquoi se faire domicilier chez son avocat pour introduire ses recours administratifs s’il ne se cachait pas ? En réalité, le colonel a une bonne raison de vouloir dissimuler sa présence à la justice.

Depuis une loi du 22 mai 1996, les « personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire » au Rwanda ou dans les pays voisins en 1994 « peuvent être poursuivies et jugées par les juridictions françaises en application de la loi française, s’ils sont trouvés en France ».

L’inaction coupable du Quai d’Orsay

Dans cette affaire, tout semble s’être joué il y a déjà 19 ans. Le 23 mai 2001, le colonel Ntiwiragabo se rend dans des consulats français pour demander un visa. Le 9 juillet suivant, il est entendu par le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière. En septembre de la même année, sa femme crée une association pour accueillir les exilés rwandais à Orléans.

Aloys Ntiwiragabo est alors théoriquement en pleine cavale. Son nom figure en bonne position parmi les personnes suspectées d’avoir organisé le génocide contre les Batutsi et la justice internationale le recherche activement. « Les enquêtes sur le cas d’Aloys ont pris fin en 2004 », confirme le bureau de Serge Brammertz, procureur du mécanisme du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).

Pas de quoi émouvoir le ministre des affaires étrangères socialiste de l’époque, Hubert Védrine. Si, selon l’article 28-1 des statuts du TPIR, « les États collaborent […] à la recherche et au jugement des personnes accusées d’avoir commis des violations graves du droit international humanitaire », ce ne sera pas le cas avec Aloys Ntiwiragabo.

Familier du dossier rwandais, Hubert Védrine occupait le poste de secrétaire général de l’Élysée pendant le génocide avant de devenir ministre des affaires étrangères en 1997. Sous son ministère, le Quai d’Orsay avait délivré une « carte spéciale » en guise de titre de séjour à Augustin Ngirabatware, ancien ministre du Plan génocidaire, trois ans avant les visites de Ntiwiragabo dans des consulats.

Le Quai d’Orsay aurait-il pu tout simplement choisir de ménager son ancien allié en fuite – fût-il un présumé génocidaire recherché par un tribunal pénal international ? Nous avons tenté de reposer nos questions à Hubert Védrine.

« Je n’ai rien à dire. Je ne connais rien de rien sur le sujet. Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ? Comment voulez-vous que je fasse confiance à des organes de presse qui n’ont jamais donné qu’un angle sur le sujet ? Ça n’inspire pas confiance, vous voyez », nous répond sèchement l’ancien ministre.

Aloys Ntiwiragabo a-t-il pu bénéficier d’un titre de séjour « spécial » comme son compatriote Augustin Ngirabatware ? Le ministère des affaires étrangères s’est contenté d’une réponse lapidaire : « Nous ne commentons pas les affaires faisant l’objet d’une procédure judiciaire. »

Pour l’avocat du colonel qui ne souhaite pas répondre aux questions de Mediapart, tout notre travail est à jeter à la poubelle. Selon ses propos recueillis par RFI, « tout ce que raconte Mediapart est un tissu de mensonges ».

Selon le bureau du procureur Serge Brammertz du mécanisme du TPIR, la décision d’arrêter les enquêtes concernant le fugitif Aloys Ntiwiragabo a été prise « à la suite de la mise en œuvre de la stratégie d’achèvement du TPIR de 2003 ». Elle résulte en réalité bien plus d’un impératif de calendrier après l’ordre de l’ONU d’envisager la clôture du TPIR que de la supposée découverte de son innocence.

En 2003, le bureau du procureur qui enquêtait encore sur 26 personnes s’inquiétait déjà du fait que « certaines d’entre elles pourraient ne jamais être appréhendées ». L’année suivante, seules 16 enquêtes se poursuivent. Pris par le temps, le procureur ne pourra inculper que la moitié des suspects et abandonne le dossier Aloys Ntiwiragabo.

« Aloys Ntiwiragabo appartient aux criminels dits de la première catégorie, celle des concepteurs et des planificateurs du génocide », écrit pourtant Colette Braeckman dans le quotidien belge Le Soir après nos révélations. Spécialiste reconnue de l’Afrique centrale et experte auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda, la journaliste chevronnée pèse ses mots.

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