Pierre Bousquet de Florian a été auditionné sous le statut de témoin dans l’affaire des financements libyens, le 31 août dernier. Par Fabrice Arfi et Karl Laske




Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy, le 10 juillet 2009, en Italie, au sommet du G8. © Reuters


Ancien chef des services secrets intérieurs entre 2002 et 2007, Pierre Bousquet de Florian a livré aux juges un témoignage retenu mais qui, par petites touches impressionnistes, est susceptible d’embarrasser l’équipe Sarkozy.

Être le directeur de cabinet d’un ministre de l’intérieur très sarkozyste et devoir témoigner dans l’une des affaires judiciaires les plus menaçantes pour Nicolas Sarkozy : voilà l’exercice délicat, sur le papier, auquel a dû se livrer récemment le préfet Pierre Bousquet de Florian.

Ancien responsable du renseignement à l’Élysée sous Macron, l’actuel directeur de cabinet de Gérald Darmanin place Beauvau a été auditionné sous le statut de témoin dans l’affaire des financements libyens, le 31 août dernier, par les juges Aude Buresi et Marc Sommerer, en tant que directeur des services secrets intérieurs français (DST, aujourd’hui DGSI) entre 2002 et 2007.

Pierre Bousquet de Florian, en novembre 2018. © Ludovic Marin / AFP

Pierre Bousquet de Florian a prévenu trois jours à l’avance par SMS son ministre de son audition dans ce dossier très sensible, a-t-il fait savoir aux juges. Gérald Darmanin lui a sobrement répondu « OK ».

Affirmant d’emblée n’avoir « aucun sentiment sur cette affaire » et reconnaissant ne pas avoir été dans les « meilleurs termes » avec l’ancien chef de l’État, Pierre Bousquet de Florian a livré aux juges un témoignage retenu mais qui, par petites touches impressionnistes, est susceptible d’embarrasser l’équipe Sarkozy.

Selon le procès-verbal de son audition, dont Mediapart a pu prendre connaissance, Pierre Bousquet de Florian a longuement été interrogé sur un personnage central de l’affaire libyenne : Abdallah Senoussi. Ancien chef des services secrets militaires du régime de Tripoli et beau-frère de Kadhafi, Senoussi fut condamné par la justice française à la réclusion criminelle à perpétuité pour avoir été l’organisateur de l’attentat à la bombe qui a visé l’avion de ligne DC-10 d’UTA, tuant 170 personnes en plein ciel. Jugé par contumace en 1999, Senoussi est depuis visé par un mandat d’arrêt international.

Après plus de sept ans d’instruction, les juges de l’affaire Sarkozy-Kadhafi désignent désormais Senoussi aussi comme l’un des principaux canaux de financements occultes – mais pas le seul – ayant existé de 2005 à 2008 entre la dictature libyenne et Paris. Les magistrats postulent que parmi les contreparties au système de corruption présumé figure une promesse, par le clan Sarkozy, de levée du mandat d’arrêt de Senoussi.

Comme Mediapart l’a déjà rapporté, l’enquête judiciaire a d’ores et déjà réuni de nombreux témoignages et, surtout, des documents confirmant l’existence de cette promesse et les diligences menées pour tenter de la tenir.

« La situation du beau-frère de M. Kadhafi était l’un des lieux communs des pétitions de celui-ci à l’égard de l’État français », a expliqué Pierre Bousquet de Florian aux juges. « M. Kadhafi était très attaché à la question du mandat d’arrêt [de Senoussi] », a-t-il ensuite ajouté, dans une langue un peu moins ampoulée.

Selon les découvertes judiciaires, le directeur de cabinet de Sarkozy, le préfet Claude Guéant (lui-même futur ministre de l’intérieur), a rencontré secrètement en 2005 à Tripoli Abdallah Senoussi, alors que celui-ci était visé par un mandat d’arrêt. Ce rendez-vous, qui s’est tenu au mois de septembre, a eu lieu dans le dos de tous les officiels français (garde du corps, traducteurs, diplomates, ambassadeur…). C’est-à-dire sans aucun témoin, si ce n’est la présence de l’intermédiaire Ziad Takieddine.

Patron des services secrets intérieurs au moment des faits, Pierre Bousquet de Florian a indiqué aux juges ne pas avoir été informé a posteriori de cette rencontre par Claude Guéant. « Non, je ne m’en souviens pas […]. J’avais de bonnes relations avec M. Guéant mais je ne crois pas qu’il m’en ait parlé », a-t-il fait savoir.

Guéant a expliqué en procédure qu’il avait été piégé par Ziad Takieddine. Seulement voilà, l’enquête a d’ores et déjà montré qu’en dépit de ce « piège », il n’a pas cessé de fréquenter par la suite assidûment Ziad Takieddine et n’a signalé à personne le prétendu incident.

Interrogé sur ce point, le directeur de cabinet de Gérald Darmanin a affirmé qu’il était « crédible » que Takieddine « ait voulu placer M. Guéant devant le fait accompli ». « Je sais que M. Guéant voyait Ziad Takieddine […]. Claude Guéant connaissait effectivement la situation de M. Senoussi. Il connaissait Ziad Takieddine et ne s’est peut-être pas méfié lorsque ce dernier l’a invité au restaurant à Tripoli », a-t-il ajouté.

En tout état de cause, Bousquet de Florian « imagine bien » que Guéant a informé son ministre, Nicolas Sarkozy, de cette rencontre avec un terroriste condamné. Problème : placé en garde à vue en mars 2018, avant d’être mis en examen pour corruption, recel de détournements de fonds publics et financement illicite de campagne électorale, Nicolas Sarkozy avait répondu « je n’en sais rien » à une question posée par des policiers sur une éventuelle rencontre entre Guéant et Senoussi.

Nicolas Sarkozy avait même cru devoir ajouter : « Les services du ministère de l’intérieur m’avaient mis en garde contre une rencontre avec Senoussi, recherché par la justice internationale. » D’ailleurs, Pierre Bousquet de Florian a estimé comme « hautement improbable » la possibilité que Sarkozy ait pu personnellement échanger avec Senoussi, à l’occasion d’un déplacement réalisé en octobre 2005.

L’ombre pesante de Senoussi sur le dossier est d’autant plus gênante pour l’équipe Sarkozy que trois mois après Guéant, en décembre 2005, un autre lieutenant de l’ex-président français, Brice Hortefeux, a lui aussi rencontré secrètement Senoussi, à Tripoli, dans les mêmes conditions : sans agent de sécurité, sans diplomate, sans traducteur, sans collaborateur, sans personne, si ce n’est l’intermédiaire Ziad Takieddine.

« En effet, tout cela fait beaucoup de coïncidences », a dû admettre Pierre Bousquet de Florian devant les juges. En cela, il rejoint les considérations d’un autre haut responsable du renseignement français, Alain Juillet, passé de la DGSE à l’intelligence économique à Matignon, qui avait déclaré en juin 2019 aux magistrats : « J’ai fait suffisamment de missions pour penser que ce n’est pas possible. Des personnes comme Claude Guéant ou Brice Hortefeux en mission officielle ne vont pas, comme ça, rencontrer quelqu’un sans avoir eu des éléments. »

Nicolas Sarkozy avait pour sa part indiqué aux policiers qu’il « ne savait pas » que Brice Hortefeux et Abdallah Senoussi s’étaient rencontrés en Libye.

Un autre intime de Nicolas Sarkozy s’est entremis pour Senoussi. Et non des moindres : il s’agit de l’avocat personnel de l’ex-président, Me Thierry Herzog (un proche de l’actuel ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti), qui s’est rendu lui aussi à Tripoli fin novembre 2005 pour y rencontrer l’équipe de défense pénale de Senoussi afin d’élaborer un plan pour rendre inopérant le mandat d’arrêt le visant. Interrogé, Me Herzog s’est retranché derrière le secret professionnel.

« La DST [Direction de la surveillance du territoire – ndlr] n’en a rien su, ni avant, ni après », a confié Bousquet de Florian sur ces diligences d’avocats.

Les enquêteurs ont fini par retrouver la trace, en mai 2009, d’une réunion confidentielle à l’Élysée entre Guéant et Takieddine, ayant pour sujet la situation pénale de Senoussi.

Au bout du compte, tant de « coïncidences », pour reprendre le mot du dircab’ de Darmanin, pourraient finir par tuer le hasard. Car d’après l’enquête des juges Buresi et Sommerer, Abadallah Senoussi est non seulement soupçonné d’avoir envoyé des valises de cash pour Nicolas Sarkozy et Claude Guéant fin 2006 et début 2007, mais des traces bancaires montrent qu’un demi-million d’euros a été versé sous son autorité, en février 2006, sur un compte secret aux Bahamas détenu par un proche de Nicolas Sarkozy, son ex-collaborateur Thierry Gaubert.

Ce dernier a été mis en examen début 2020 pour « association de malfaiteurs » et, placé sous contrôle judiciaire, il a interdiction de « fréquenter les co-auteurs ou complices de l’infraction », parmi lesquels Nicolas Sarkozy.

Devant les juges d’instruction, confirmant des propos d’Alain Juillet, Pierre Bousquet de Florian a dit avoir lui aussi « entendu des bruits » sur un financement libyen de Sarkozy dès 2006-2007. Ces bruits « ne couraient pas que dans les milieux du renseignement. Mais je n’ai pas eu connaissance à l’époque d’élément concret venant confirmer ces conjectures », a-t-il précisé.

De manière plus générale, l’ancien patron de la DST a assuré avoir mis en garde Nicolas Sarkozy sur les deux principaux intermédiaires aujourd’hui mis en examen dans le dossier libyen : Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri. « Certainement, le service a écrit sur eux et certainement j’ai doublé ces notes de commentaires oraux », a-t-il affirmé.

Interrogé sur les relations de Djouhri avec Guéant – le premier est suspecté d’avoir financé illégalement à titre personnel le second, en lien avec le directeur de cabinet de Kadhafi –, Pierre Bousquet de Florian a répondu : « Elles sont imprudentes pour le moins. »

Nicolas Sarkozy, Claude Guéant et Brice Hortefeux démentent toute malversation dans ce dossier qui, d’après l’ex-président, est un « complot ».

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