De Bukavu jusqu’aux rives du fleuve Congo : la traversée d’un voyageur solitaire à la recherche de témoignages sur la fuite en avant des réfugiés Bahutu lors de la première guerre du Congo de 1996 à 1997

Jaloux de son indépendance, refusant toute aide logistique ou politique, Patrick de Saint Exupéry,(1) grand reporter, créateur de la revue XXI et témoin du génocide commis au Rwanda en 1994 s’est lancé en 2020 dans une aventure solitaire. Il a refait le parcours qui, voici deux décennies, fut celui des réfugiés Bahutu refusant de rentrer dans leur pays et fuyant à travers la forêt congolaise. Rappelons que, arrivés au Kivu après la défaite de leur armée et à la fin du génocide durant l’été 1994, un million et demi de réfugiés Bahutu s’étaient établis dans d’immenses camps soutenus par l’aide internationale.
Ces camps furent disloqués deux ans plus tard par une offensive conjointe, menée par les armées du Rwanda et de l’Ouganda qui avaient mis en avant un opposant congolais Laurent Désiré Kabila désireux, lui, de chasser Mobutu. Alors que plus d’un million de réfugiés rentraient au Rwanda, deux cent mille d’entre eux furent « portés disparus ». Furent ils massacrés systématiquement par leurs poursuivants, ce qui fut à l’origine de l’accusation de « deuxième génocide » ou se lancèrent ils dans une fuite éperdue en direction du Congo Brazzaville, ou bien tentèrent ils de s’installer, de gré ou de force dans leur pays d’accueil ? Patrick de Saint Exupéry a tenté d’y voir plus clair, de la manière la plus évidente qui soit pour un reporter : se rendre sur le terrain, interroger les derniers témoins, retrouver les étapes de la douloureuse traversée de ce pays-continent.
S’il ne s’agît pas d’une enquête exhaustive, mais d’un récit de voyage (un travel writing à la mode anglo saxonne) le témoignage est passionnant.
Au contraire de ces enquêteurs à thèse qui n’avaient pas jugé utile d’aller voir sur place, le journaliste, durant une longue saison des pluies, crapahute à travers l’immense forêt congolaise, qu’il appelle curieusement la « mousse ». Depuis les rives du lac Kivu, il retrace l’itinéraire des fuyards qui s’engagent toujours plus avant sur les sentiers de brousse, de Bukavu vers Walikale, puis vers Tingi Tingi, Lubutu, Ubundu et enfin Kisangani, à la courbe du fleuve Congo.
Le voyageur solitaire n’ emprunte pas les appareils de la Monusco, ne se glisse pas dans les convois humanitaires signalés par des croix et des drapeaux et son arrivée n’est annoncée par personne. Il n’a pas d’agenda précis, sauf, comme naguère les réfugiés et leurs poursuivants, avancer vers l’Ouest, jusqu’aux rives du grand fleuve. Le plus simplement du monde, il prend place dans un bus déglingué, se cale à l’arrière d’un moto-taxi prenant de front les flaques de boue et il avance, logeant au hasard d’un hôtel décati, d’une mission de brousse où il partage l’ordinaire d’un curé jovial.
Son voyage se termine à bord d’un « pousseur » ces bateaux qui vont de Kisangani à Mbandaka et de Mbandaka à Kinshasa en faisant avancer devant eux d’immenses radeaux de bois assemblés, des villages de toile, grouillant de monde, des attelages aquatiques qui progressent lentement entre les frondaisons immenses et parfois chavirent.
Voyageur sans bagages et se contentant d’un petit sac à dos, le journaliste est cependant lesté de mémoire. Durant vingt ans, il a lu les témoignages des uns et des autres, les élucubrations, les mensonges et il a aussi entendu les cris de désespoir et les promesses de nouvelles guerres. Ces souvenirs là forment la toile de fond des rencontres de hasard qui jalonnent son périple : des conducteurs de taxi moto, des vieillards qui n’avaient plus osé parler depuis longtemps, des prêtres bavards, des passagers anonymes, des capitaines de bateaux improbables…Chacun lui offre quelques lambeaux de souvenirs, des interprétations, des « choses vues » ou des rumeurs fanées par le temps…
Ce qui émerge de cette « première guerre du Congo » c’est l’image d’un immense imbroglio, où des Rwandais aux ordres de Kagame détruisent des camps de réfugiés et obligent leurs compatriotes à rentrer de force au pays, où des chefs de guerre craignant la prison ou les représailles poussent devant eux une sorte de « bétail humain », des fuyards terrorisés qui, à la fois, attirent l’aide humanitaire et servent de bouclier à des hommes qui n’ont pas rendu les armes et préparent la revanche.
Le rythme du récit est à l’image du pays, où le chaos apparent est traversé par une étrange logique, où les références historiques se mêlent aux observations de terrain et à des anecdotes personnelles aussi légères qu’un trou dans la chaussette… Même si l’abondance des détails risque d’ obscurcir la vision d’ensemble, le récit de cette plongée dans le passé et dans une réalité bien éloignée de l’immédiateté du monde, est ahurissant.
La conclusion qui s’en dégage est limpide : si après la destruction de leurs camps, un quart de million de réfugiés hutus manquèrent à l’appel, ils ne furent pas pour autant exterminés systématiquement, même si le périple se révéla mortel pour nombre d’entre eux, tombés entre les mains de leurs poursuivants ou victimes de la faim et des maladies.
Et alors ? Pourquoi avoir entrepris cette odyssée que Conrad n’aurait pas renié, tandis que Stanley au moins avait des porteurs et du whisky dans ses bagages…Ce que Patrick de Saint Exupéry a réussi à démontrer, peut-être par l’absurde, c’est que les Congolais de l’Est du pays ont été victimes d’une tragédie qui n’était pas la leur et que la mise en avant du rapport Mapping et de ses quelque 600 cas répertoriés fut peut-être, aussi, une ultime manœuvre de diversion menée, avec le soutien de quelques belles âmes, dans le but d’oblitérer l’essentiel, de plus en plus évident, c’est-à-dire la responsabilité directe de la France de Mitterrand dans le dernier génocide du siècle dernier.

(1)Patrick de Saint Exupéry, La Traversée, éditions les Arènes, en librairie le 4 mars

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