Le génocide contre les [Ba]Tutsi de 1994 au Rwanda, loin d’être un acte spontané, est un plan concocté depuis la fin des années cinquante, qui a débuté dans les années soixante et finalisé en avril 1994.

Par Emmanuel Cattier

Plusieurs voix en France soutiennent l’idée que le génocide contre les Ba] Tutsi aurait été un génocide spontané. Elles apportent comme argument que ce génocide serait une réaction à l’assassinat du Président Habyarimana. Or l’étude des faits ne permet en aucun cas de conserver cet argument sans en faire une idéologie négationniste.
La justice française a confirmé dans deux décisions de justice concernant Pascal Simbikangwa, jugé à Paris puis en appel à Bobigny, que :
« Pascal Simbikangwa a donc fait commettre des atteintes volontaires à la vie et des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale des [Ba] Tutsi, ce qui est constitutif au regard de l’incrimination de l’article 211-1 du Code pénal du crime de génocide, et non de complicité de génocide ».
L’histoire génocidaire du Rwanda peut être résumée par ce titre du journal Le Monde du 4 février 1964, soit trente ans avant l’attentat du 6 avril 1994 et le début du génocide perpétré contre les [Ba] Tutsi : « L’extermination des [Ba]Tutsis ». Le sous-titre ne relativise pas le titre : « Les massacres du Ruanda sont la manifestation d’une haine raciale soigneusement entretenue ».
Généralement, les tenants de cette thèse du génocide spontané avancent l’argument que le régime d’Habyarimana, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1973, fut plus clément avec les [Ba]Tutsi que celui de son prédécesseur Grégoire Kayibanda. Ceci est très relatif, il y a surtout eu un changement de ton pour amadouer les Occidentaux. Habyarimana a défendu avec zèle la politique des quotas ethniques dans l’administration et l’enseignement supérieur, a refusé de façon systématique le retour des [Ba]tutsi au Rwanda, n’avait quasiment que des [Ba] hutu,ministre à part quelques personnalités « apolitiques » qui ne refusaient pas leur poste alibi sans doute de crainte d’avoir des problèmes, a maintenu la « pureté ethnique » de l’armée et de la haute administration (seul le préfet de Butare était [Mu]Tutsi en 1994).
Cette thèse du génocide spontané est aussi alimentée par le refus de reconnaître que les massacres de masse ont recommencé, après le déclenchement de la guerre de retour au pays des [Ba]Tutsi en octobre 1990. Des assassinats sous la torture ont eu lieu dans le cadre des arrestations des [Ba]Tutsi par la gendarmerie rwandaise en octobre 1990, 10 000 [Ba]Tutsi arrêtés dont 8 000 à Kigali. Ensuite l’ambassade de France au Rwanda a constamment nié la réalité des massacres de masse des [Ba] Tutsi de 1991 à 1993, en les qualifiant de « rumeurs ». Au milieu de plusieurs massacres de masse, se démarquent deux grands massacres : celui des [Ba]Tutsi Bagogwe, au nord-ouest du pays, à partir de janvier 1991 et celui des [Ba] Tutsi du Bugesera au sud-est du pays en mars 1992. On peut lire notamment le livre de Diogène Bideri Le massacre des Bagogwe, un prélude au génocide contre les [Ba]Tutsi. Rwanda (1990-1993)1.
Cette thèse du génocide spontané fait fi des campagnes médiatiques, parfaitement décrites dans le livre Rwanda, les médias du génocide2, dans lequel on découvre toute l’activité médiatique pour développer l’idéologie du génocide des Tutsi de 1990 à 1994. La plus emblématique de ces campagnes fut celle de la radio des mille collines à partir de juillet 1993, qui fut d’emblée très populaire par le recours à la musique à la mode et un ton jeune et humoristique qui tranchait avec radio Rwanda, la seule autre chaîne rwandaise. Les campagnes dans les médias écrits furent lues par ceux qui avaient fait des études et commencèrent dès 1990, notamment avec la revue Kangura où furent publiés les dix commandements du [Ba]Hutu en décembre 1990 et dans lesquels on diabolisait les femmes [Ba]Tutsi, dès le premier commandement :
« 1. Tout [Mu]Hutu doit savoir qu’une femme [M]tutsi, où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie. Par conséquent, est traître tout[Mu] Hutu qui épouse une femme [M]tutsi ; qui fait d’une femme [M]tutsi sa concubine ; qui fait d’une femme [Mu]tutsi sa secrétaire ou sa protégée. »3.
Ce soubassement idéologique et historique des menaces contre les [Ba]Tutsi est si évident que, dès 1990, l’ambassade de France alerte Paris sur les risques d’un génocide contre les [Ba] Tutsi. On trouve plusieurs télégrammes dans les archives connues (annexes du rapport parlementaire français) qui illustrent cette connaissance, dont le plus parlant est celui du 24 octobre 1990 auquel est jointe une Appréciation de la situation politique rédigée par le Colonel Galinié qui évoque, dans l’éventualité d’un rétablissement du royaume tutsi, « […] l’élimination physique à l’intérieur du pays des [Ba] Tutsi, 500 000 à 700 000 personnes, par les [Ba]Hutu, 7 000 000 d’individus ». On pressent même le caractère populaire de ce risque de génocide. Les événements le confirmeront.
Mais le plus frappant est la non prise en compte des déclarations du chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise et du chef d’état-major adjoint de l’armée, dont le président Habyarimana est chef d’état-major, qui exprime clairement aux autorités françaises leur intention de génocide contre les [Ba]Tutsi. On trouve ces déclarations dans le rapport des députés français et dans leurs auditions, mais ils ne les mettent pas en perspective, et ne soulignent pas le rang hiérarchique de ces pourfendeurs des Tutsi4. La plus emblématique de ces déclarations est mise entre guillemets dans le rapport des députés français. Le chef d’état-major de la gendarmerie parle au chef de la mission militaire de coopération du ministère français de la Défense, lorsqu’il découvre le Rwanda en décembre 1990 :
« Cette volonté d’éradiquer les [Ba]Tutsi imprègne tout particulièrement l’armée composée uniquement des [Ba]Hutu. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993, a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question concernant les [Ba] tutsi : « ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ». » 5
On le voit l’ensemble de ces déclarations, arrestations et massacres de masse des années soixante jusqu’à la fin 1993, exemples parmi d’autres, ne permettent pas de parler sérieusement de génocide spontané.
Les enquêtes internationales (FIDH et ONU) ont alerté en 1993 de la préparation d’un génocide, en utilisant ce mot. La vidéo qui relate l’interview de Jean Carbonare au journal de 20 heures en France en janvier 1993 est particulièrement parlante.
Le déroulement des faits confirmera cette organisation du génocide. En avril 1994, les massacres éclatent simultanément à plusieurs endroits dans le pays, à l’exception notable de la préfecture de Butare où le préfet est [Mu]Tutsi. Des massacres ont lieu par exemple près de la frontière zaïroise au nord-ouest dès le 7 avril 1994, dont ma belle famille sera victime. D’autres familles, comme en a témoigné à propos de la sienne Marcel Kabanda, président d’Ibuka France, dans une récente réunion publique organisée par le Parti socialiste du 17e arrondissement de Paris, ont été massacrées à l’ouest du Rwanda dès les premiers jours du génocide, donc à l’opposé de la position du FPR. Des listes des [Ba] Tutsi à tuer dans tout le pays étaient égrainées heure par heure à la radio des mille collines, qui avait préparé la population quelques jours avant l’attentat à un événement majeur. On ne peut donc pas réduire le génocide, comme l’a fait de façon imprévisible le journaliste David Servenay lors de cette réunion socialiste, aux seules Forces armées rwandaises qui massacraient les [Ba]Tutsi dans leur fuite devant l’avancée du FPR (Front Patriotique Rwandais)6.
Les tenants du génocide spontané font observer que le TPIR (Tribunal pénal International pour le Rwanda) n’a pas démontré l’existence d’un « plan concerté ». Il faut savoir à ce sujet que la justice internationale peut qualifier un crime de génocide sans avoir besoin d’établir l’existence d’un « plan concerté » pour établir l’existence d’un génocide. C’est une particularité de la justice française qui devait établir ce plan pour identifier le crime de génocide. En l’occurrence, pour le génocide contre les [Ba] Tutsis, le TPIR a confirmé l’existence d’entente, même si elle ne l’a pas établi pour chaque accusé individuellement. Ainsi, Bagosora, le « cerveau du génocide », a été condamné pour génocide sans faire appel à cette notion d’entente7 On rappellera l’expression de Bagosora devant le TPIR « Moi, je ne crois pas au génocide. La plupart des gens raisonnables pensent qu’il y a eu des massacres excessifs »8.
Il est donc clair à nos yeux que la théorie du génocide spontané est, comme celle du « double génocide », une idéologie négationniste. Rappelons que l’idéologie du double génocide essaye de prouver que le FPR serait plus criminel que les génocidaires des [Ba]Tutsi. On tente corrélativement de faire croire que ce serait la souffrance subie qui ferait un génocide, idée fort répandue, alors que c’est l’intention des tueurs qui est primordiale dans l’identification d’un génocide. Cette idéologie est en échec par manque de faits probants, mais elle reste très vivace en France et dans le courant génocidaire.
Comme l’idéologie du double génocide, celle du génocide spontané est très « utile » aux argumentations françaises pour se défaire de toute complicité dans le génocide contre les [Ba] Tutsi dans la période « préparatoire » de 1990-1993. Je mets « préparatoire » entre guillemets car le début du génocide est daté du 6 avril 1994. Mais c’est une date médiatique. C’est le jour où on a commencé de parler de l’élimination des [Ba]Tutsi dans les médias internationaux. En réalité, ce génocide était déjà à l’œuvre depuis longtemps, notamment à partir de 1991. Mais il est vrai que c’est à cette date que fut massivement mise en œuvre la « solution finale » par les alliés de la France, qu’elle a soutenus même après le génocide comme notre rapport de la Commission d’enquête citoyenne l’avait signalé en 20059 et comme l’a confirmé dans son livre témoignage, Rwanda, la fin du silence : Témoignage d’un officier français, le lieutenant-colonel Guillaume Ancel10.
Cette notion de génocide spontané fait écho à une disposition très discutable du statut du TPIR. Rafaëlle Maison, professeur de Droit, a bien mis en évidence dans son livre, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda 11, qu’une disposition appelée compétence temporelle du TPIR restreint la prise en compte des actes criminels à la seule année 1994. Quand on lit la discussion relative à la résolution 955 du Conseil de sécurité de l’ONU12, résolution qui crée le TPIR le 8 novembre 1994, on remarque que la France est le seul pays à défendre cette disposition au grand dam du Rwanda qui la conteste vigoureusement. On imagine que la France utilisa probablement son droit de veto pour imposer cette disposition bizarre, mais qui la protège de toutes poursuites éventuelles, notamment pour complicité dans le génocide contre les [Ba]Tutsi pour la période 1990-1993. Il se trouve que je connais un membre de la famille d’un officier qui fait l’objet de nombreuses insertions dans le rapport de nos députés pour son action pendant cette période. Cet officier aurait dit dans le cercle familial (de mémoire, mais le sens y est) « merci Quilès car sinon on aurait pu avoir des problèmes »13. Cette anecdote me confirme cette analyse.
Cette disposition a eu des effets pervers, évidents, comme l’expliqua en 2011 à Bordeaux Jean-François Dupaquier14 :
« On sait, sans en avoir la preuve écrite, que les représentants du gouvernement français à l’ONU ont fait pression pour que le mandat du Tribunal pénal international ne commence pas avant le 1er janvier 1994. Je ne dis pas qu’ils voulaient empêcher qu’on documente « entente en vue de commettre le génocide ». Je pense plutôt qu’ils ne voulaient pas que l’on cite le rôle de l’armée française au Rwanda qui a quitté ce pays au plus tard le 31 décembre 1993 pour laisser aux Casques bleus une mission d’interposition. À partir du moment où le mandat du Tribunal pénal international commençait le 1er janvier 94, on ne pouvait pas mettre en cause les militaires français. Mais l’effet pervers de cette mesure – on va dire pour faire gentil « catégorielle » –, c’est que le Tribunal a les plus grandes difficultés à instruire des faits qui se sont passés avant le 1er janvier 94. Pour le faire, il doit prouver qu’il y a une continuité réelle d’une action qui aurait commencé avant et qui s’achèverait après le 1er janvier 1994. Et, dans l’expertise menée avec Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, dans ce qu’on appelle le « Procès des médias » – c’est-à-dire le procès de Ferdinand Nahimana, fondateur de la RTLM, d’Hassan Ngeze, directeur de Kangura, etc. –, une grande partie de notre expertise a été́ rejetée en appel parce qu’elle concernait des faits qui s’étaient produits avant le 1er janvier 94. Le résultat, par exemple, c’est que, Ferdinand Nahimana, le fondateur de la RTLM qui avait été condamné à perpétuité́ en première instance, en appel, sa peine a été́ réduite à 35 ans. Et ça change beaucoup de choses. Cette histoire de délais d’instruction a des effets lourds sur les jugements eux-mêmes, parce que ça a quelque part coupé les ailes de l’accusation pour documenter l’entente en vue de commettre le génocide. »
Il apparaît donc sans ambiguïté que cette compétence temporelle constitua un levier non seulement pour protéger la France de toute accusation, mais corrélativement pour affaiblir les preuves juridiques d’un plan concerté et/ou de l’entente en vue de commettre le génocide et asseoir l’idée fausse d’un génocide spontané… dans lequel la France ne pourrait pas avoir d’implication.
Ultime objection des tenants du génocide spontané : on n’a pas retrouvé un seul document qui décrirait le plan concerté du génocide. C’est exact. Mais de nombreux documents, comme on l’a vu, écrits ou enregistrés, apparaissent comme des éléments d’un puzzle qui reflète une organisation en vue de commettre un génocide, génocide qui est malheureusement confirmé dans le déroulement des faits. Peut-être existe-t-il encore des comptes rendus secrets de réunions de l’Akazu16 ? C’est douteux. Mais il est fort probable que s’ils apparaissaient, ils ne feraient que confirmer ce déroulement des faits tant les faisceaux d’indices et de preuves sont abondants.
Et si l’État français décidait d’ouvrir la totalité de ses archives politiques, militaires, financières et diplomatiques, dédouaneraient-elles les autorités françaises de toute implication dans le génocide contre les Tutsi ? Gageons que, si c’était le cas, on le saurait déjà.
Il reste une grande inconnue dans cette analyse. Qui sont les auteurs de l’attentat du 6 avril 1994 contre le Président Habyarimana et, probablement par inadvertance, le Président du Burundi ?
Quatre enquêtes17 contredisent celle du juge Bruguière, dont celle de son successeur, le juge Marc Trévidic et sa collègue Nathalie Poux. Il apparaît assez clairement que le FPR ne peut pas matériellement être auteur de l’attentat, sauf dans l’hypothèse invraisemblable où il aurait réussi à entrer dans le camp militaire le plus gardé du Rwanda, jouxtant le domicile présidentiel, sans qu’il ne rencontre aucune réaction. Les auteurs plausibles sont donc ceux qui avaient accès au camp militaire de Kanombe à Kigali. On doit évoquer la garde présidentielle rwandaise, les Forces armées rwandaises, une vingtaine de coopérants militaires français « officiels » et quelques coopérants belges. Hubert Védrine, dans Politis en juillet 2009, a évoqué la participation possible de mercenaires français à l’attentat :
« Il est possible que des mercenaires français, ou autres, aient été mêlés à cet attentat (on a parlé de Belges ou d’Israéliens), mais je n’en sais rien, et l’on ne peut donc pas ­sur­interpréter cela. »18
Hubert Védrine a dit tout et son contraire sur les auteurs de l’attentat, apparemment au gré des options dominantes dans les médias, comme s’il tenait à entretenir un brouillard. Le doute est-il possible ? Avons-nous besoin de « surinterpréter » l’entretien de ce brouillard par la personne la mieux informée de ce qui se passait à l’Élysée, centre de commande du pays le mieux informé de ce qui se passait au Rwanda ? Si on avait une réponse claire sur les auteurs de l’attentat, l’argumentation du génocide spontané se perdrait sans doute définitivement dans le brouillard et celle du plan concerté pourrait intégrer définitivement dans ses valises l’attentat et le coup d’État qui mit au pouvoir un gouvernement, qui se révélera immédiatement génocidaire, constitué avec le concours actif et bienveillant, dans ses bureaux, de l’ambassadeur de France du Rwanda, et alors qu’on venait d’assassiner la première ministre rwandaise à 300 mètres de l’ambassade de France dans une opération qui dura plusieurs heures, bruyante et visible entre au moins 30 militaires (forces rwandaises contre Casques bleus, avec des véhicules légers, entourés de miliciens) où l’ambassadeur aurait eu vraisemblablement le temps d’intervenir, fort de la grande autorité de la France sur les forces rwandaises.

https://blogs.mediapart.fr/emmanuelcattier/blog/180518/rwanda-genocide-des-tutsi-un-plan-concerte-0

Posté le 18/05/2018 par rwandaises.com