La vérité n’est pas une opinion, M. Védrine !

 

par Serge Farnel

 

Aux fins de dénoncer la complicité de l’ancien secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine, dans le génocide des Tutsis du Rwanda, l’association Génocide Made In France (GMIF) l’a décoré, il y a un an, d’un colorant alimentaire délébile, censé représenter le sang du million de morts tutsis.

Au bout de quatorze ans d’impunité, il s’agissait, pour l’association française, d’alerter l’opinion par un acte spectaculaire.

Védrine a retiré la plainte pour diffamation qu’il avait, sous le coup de l’émotion, émise le jour de son vernissage, ne jugeant pas utile d’ouvrir publiquement le débat sur l’implication de la France dans le génocide d’un million d’êtres humains.

La plainte ne concerne donc plus qu’happy slapping, « violence en réunion » et « atteinte à l’honneur ». Le jugement est attendu ce mercredi 3 décembre et est sans incidence sur la question au fond.

Ce procès, auquel j’assiste naturellement, a cependant donné lieu à un échange verbal coloré et riche en enseignements entre M. Védrine et votre serviteur. Cela s’est passé au Palais de Justice de Paris, il y a un peu moins d’un mois, au sortir des débats du procès sur le pot de peinture.

Védrine se prête alors aux questions des journalistes venus recueillir son sentiment sur l’audience qui vient de se dérouler.

Aux fins de permettre au lecteur de comprendre l’échange qui va suivre, il convient de lui rappeler que la situation qui prévaut aujourd’hui dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC) [les affrontements au Nord-Kivu. Ndlr.] résulte de la reconstitution, par l’armée française, d’une force revancharde hutue destinée à reconquérir le Rwanda.

Quant au Front Patriotique Rwandais (FPR) (l’organisation de l’actuel président rwandais Kagame, à forte majorité tutsie), également mentionné dans l’interview d’Hubert Védrine, c’était, début juillet 1994, la seule organisation armée à s’opposer au génocide ; le FPR s’apprêtait alors à conquérir le Rwanda.

La France, pour sa part, censée intervenir, dans le cadre de l’Opération Turquoise, pour mettre fin au génocide des Tutsis, s’employait en vérité à exfiltrer les génocidaires du Rwanda vers le Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), pour y remettre sur pied leur armée en déroute. Le FDLR (Force Démocratique de Libération du Rwanda) est ce mouvement soutenu par la France et constitué des anciens génocidaires hutus.


Passons à l’entrevue :

Hubert Védrine : On voit bien, en fait, que depuis vingt ans, il y a une espèce d’énorme bataille pour le contrôle, non pas du Rwanda, qui n’est pas un enjeu stratégique – c’est pour ça que les intentions qu’on prête à la politique française sont idiotes -, en revanche, l’Est du Congo, le Kivu, le Nord et le Sud Kivu, c’est un enjeu stratégique et économique géant.

Serge Farnel : Mais c’est la suite de l’Opération Turquoise. On dit que c’est la suite de l’exfiltration…

Hubert Védrine : Non, ça c’est idiot comme argument. C’est idiot parce que les génocidaires n’auraient pas eu besoin d’une Opération Turquoise, faite un mois et demi après, pour partir par où ils voulaient. Toutes les frontières sont des passoires. Donc l’argument qui a été inventé contre Turquoise, qui est un argument du FPR que ça embêtait, puisqu’il voulait contrôler tout le pays – ce qu’ils ont fait de toute façon -, est un argument absurde (…).

Serge Farnel : Mais d’où vient alors, s’il en est ainsi, la déstabilisation de l’Est du Congo depuis 1994 ?

Hubert Védrine : Alors, historiquement, le patron de l’Ouganda, Museveni, était d’accord pour que Kagame reprenne le pouvoir au Rwanda. Alors, si on prend les juges espagnols, ils disent : « Il ne pouvait pas y arriver parce qu’il était totalement minoritaire, donc c’est lui qui a déstabilisé le Rwanda ».

Serge Farnel : Oui mais le Congo ?

Hubert Védrine : Attendez. Il a déstabilisé le Rwanda…

Serge Farnel : Le FDLR (l’organisation militaire des ex-génocidaires hutus) existe vraiment, on est d’accord ?

Hubert Védrine : Le FPR (l’organisation de l’actuel président rwandais Kagame, à forte majorité tutsie. Bis).

Serge Farnel : Le FDRL ?

Hubert Védrine : Oui, mais le FPR aussi.

Serge Farnel : Oui, mais le FDLR aussi.

Hubert Védrine : Avant. Ca commence avant…

Serge Farnel : Oui mais la question est la déstabilisation au Congo.

Hubert Védrine : Attendez. Museveni et puis Kagame se sont mis d’accord pour que Kagame prenne le contrôle du Rwanda. Il fallait que ce soit dans un grand chaos, sinon ils ne pouvaient pas (à cause) des élections. Après quoi ils ont été ensemble contrôler l’Est du Congo, tout de suite après. Et il y a une époque pendant laquelle l’Ouganda et le Rwanda sont d’accord pour exploiter les mines. Puisque c’est une région très riche.

Serge Farnel : Êtes-vous d’accord avec le fait que les génocidaires du FDLR (les ex-génocidaires hutus soutenus par la France) sont bien au Congo et terrorisent les populations civiles ?

Hubert Védrine : Non, c’est dépassé. Ca a peut-être été vrai au début.

Serge Farnel : Ah ! Au début quand même ?

Hubert Védrine : Ca a peut-être été vrai, disons en 95-96, et on est 15 ans après.

Serge Farnel : En 95-96, c’est notamment dans le rapport Mucyo… [1]

Hubert Védrine : Mais le rapport Mucyo ! Ecoutez franchement…

Serge Farnel : J’ai été à Kigali, j’ai entendu toutes les auditions de la Commission Mucyo.

Hubert Védrine : Ah ben forcément oui…

Serge Farnel : Forcément quoi ? Ce sont des auditions publiques.

Hubert Védrine : Même Jeune Afrique a démontré que c’était un tissu d’absurdités, ce rapport. Je pense que ce rapport a pour objet de (se) dégager, si vous voulez, de la pression Bruguière et des juges espagnols et de faire une sorte de prise d’otage.

[Note de la rédaction : M. Védrine ne manque pas d’audace ; nous invitons le lecteur à prendre connaissance par lui-même de l’article de Jeune Afrique afin d’observer qu’il va dans la direction opposée à celle invoquée par l’ex-secrétaire général de Mitterrand, affirmant notamment dans sa conclusion, à propos de la Commission Mucyo, qu’hors de France, elle constitue une utile contribution à la manifestation de la vérité].

Serge Farnel : Est-ce que vous pensez que l’instruction du juge Bruguière était bien faite ?

Hubert Védrine : Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

Serge Farnel : Bien moi je pense, qu’en ayant lu la réaction de Ruzigana, qui est un témoin…

Hubert Védrine : Oui mais un témoin…

Serge Farnel : C’est un témoin qui a dit que le juge Bruguière avait dit des choses qu’il ne lui avait jamais dites.

Hubert Védrine : Et donc vous le croyez lui et pas le juge ?

Serge Farnel : Et pourquoi je ne croirais pas quelqu’un qui dit…

Hubert Védrine : Et pourquoi vous ne croiriez pas le juge ? De toute façon, je ne vais pas me noyer dans le détail, je n’ai pas le temps.

(…)

Serge Farnel : Lors de l’opération Amaryllis, puisqu’on parle du génocide aussi…

Hubert Védrine : Posez une question globale d’interprétation !

Serge Farnel : Okay : Est-ce que, dans l’opération Amaryllis, il y a eu des directives de l’armée de faire en sorte que les media ne se rendent pas compte que les soldats français n’empêchaient pas les massacres qui avaient lieu devant leurs yeux ?

Hubert Védrine : Ah c’est la thèse que vous défendez ça ?

Serge Farnel : C’est une question que je vous pose.

Hubert Védrine : C’est la thèse que vous défendez ?

Serge Farnel : C’est dans…

Hubert Védrine : Non, c’est pas une question, c’est une thèse.

Serge Farnel : … c’est une question que je vous pose.

Hubert Védrine : Non, c’est pas une question, c’est une thèse.

Serge Farnel : C’est une note officielle de l’armée française signée par le général Poncet (à l’époque colonel) et adressée à l’amiral Lanxade. [2]

Hubert Védrine : Donc vous pensez que les militaires français, dans les années 90…

Serge Farnel : Monsieur, c’est signé par le général Poncet ce que je viens de vous dire.

Hubert Védrine : Vous pensez que les militaires…

Serge Farnel : C’est signé par le général Poncet, Monsieur !

Hubert Védrine : Vous ne parlez pas comme un journaliste, vous parlez comme un procureur à charge dans un seul sens.

Serge Farnel : Non, je vous demande si vous avez connaissance de cette note.

Hubert Védrine : Je ne réponds pas à des questions de procureur.

Serge Farnel : Ce n’est pas une question de procureur, ma question de journaliste est : « Avez-vous connaissance de cette note ? ».

Hubert Védrine : Ce n’est pas une question de journaliste.

Serge Farnel : Avez-vous connaissance de cette note, M. Védrine ?

Hubert Védrine : Je vois que vous êtes un militant.

Serge Farnel : Je ne suis pas un militant, Monsieur, c’est une question de journaliste.

Hubert Védrine : Non, ce n’est pas une question de journaliste.

Serge Farnel : Vous ne voulez pas répondre à cette question ?

Hubert Védrine : Non, je ne réponds pas à une question de procureur et de journaliste transformé en inquisiteur.

Serge Farnel : L’ordre d’opération Amaryllis indique que la France était au courant du fait que le génocide était en cours à l’encontre des Tutsis.

Un avocat d’Hubert Védrine, s’interposant : M. Védrine a répondu.

Serge Farnel : Non, non, M. Védrine n’a pas répondu !

L’avocat d’Hubert Védrine : Et bien il répondra pas. Voilà !

Serge Farnel : Êtes-vous au courant de la note du général Poncet adressée à l’amiral Lanxade qui demande de suivre une directive selon laquelle…

Hubert Védrine : J’ai pas à répondre…

Serge Farnel : Donc vous ne répondez pas à une question de journaliste, M. Védrine !

Hubert Védrine : De procureur.

 

Notes :

[1] Commission nationale indépendante rwandaise, présidée par l’ancien ministre de la Justice Jean de Dieu Mucyo, qui a rendu public son rapport le 5 août 2008. Les conclusions de ce rapport indiquent que Paris était « au courant des préparatifs » du génocide des Tutsis du Rwanda, a « participé aux principales initiatives » de sa mise en place ainsi qu’« à sa mise en exécution ».

[2] Note confidentielle, révélée le 25 janvier 2008 par Serge Farnel, que la mission d’information parlementaire pour le Rwanda n’avait, quant à elle, pas tenu à rendre publique en 1998. Cette note (N° 018/3°RPIMa/EM/CD), que l’officier Henri Poncet, alors commandant de l’opération Amaryllis, avait adressée à l’amiral Lanxade, alors, chef d’état-major de l’armée, le 27 avril 1994, fait part du « souci permanent de ne pas montrer aux media des soldats français limitant l’accès aux centres de regroupement aux seuls étrangers sur le territoire du Rwanda ».

Le document indique qu’il s’agit là des provisions consignées dans la Directive n°008/DEF/EMA du 10 avril. Dans cette même note, Poncet fait part de l’autre « souci permanent de ne pas montrer aux media des soldats français n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches ».

Or c’est bien à son supérieur hiérarchique, l’Amiral Lanxade, que Poncet adressait cette note, dans laquelle il lui faisait part de son respect de la consigne consistant à ne pas intervenir pour faire cesser les massacres.

L’ordre d’opération d’Amaryllis établit que l’état-major français, qui en est l’auteur, savait, au moins dès le 8 avril 1994, que le génocide à l’encontre des Tutsis venait de commencer et qu’il était orchestré par le gouvernement intérimaire rwandais formé au sein de l’ambassade de France à Kigali.

Du même auteur : Le mensonge de l’amiral Lanxade

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le site de Védrine : www.hubertvedrine.net