Marie Fierens écrit d’excellents articles sur le génocide.
Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda Fierens, Marie / Paulus, Julien
Entretien avec Marie Fierens Marie Fierens est née à Bruxelles en 1983. Journaliste de formation, elle a aussi suivi des études spécialisées en Conflit et développement. Elle connaît particulièrement bien le Rwanda et tente de contribuer, par sa réflexion et ses écrits, à réinventer un vivre-ensemble dans ce pays marqué par un génocide et des décennies de souffrance. Au moment où le Tribunal pénal international pour le Rwanda devrait fermer ses portes après 15 années de travail et d’enquête, le génocide reste plus que jamais dans l’esprit des victimes et de tous ceux qui se rappellent, en Belgique, les terribles images diffusées à l’époque à la télévision. Parallèlement au drame, à la reconstruction du pays et à la recherche d’une justice capable d’identifier et de punir les vrais coupables, des discours tendancieux émergent sur le sujet et visent parfois à remettre en question une partie ou la totalité des faits qui ont mené au massacre. A bien des égards, ces discours s’apparentent au négationnisme sur lequel il convient ici de revenir. Julien Paulus : Dans quelle mesure existe-t-il un négationnisme par rapport au génocide des Tutsi du Rwanda et s’agit-il d’un phénomène similaire à celui observé vis-à-vis de la Shoah ? Marie Fierens : Il faut avant tout clarifier ce que l’on entend par « négationnisme ». Je retiens la définition de l’historien Yves Ternon qui énonce que le : « ‘Négationnisme’ signifie l’ensemble des attitudes adoptées et des explications fournies pour nier la vérité d’un génocide – ou plus largement, d’un crime contre l’humanité.1» C’est donc l’intention de nier un génocide qui est à la base des attitudes négationnistes. On peut dès lors saisir la difficulté de qualifier avec certitude des attitudes ou des explications négationnistes. En effet, qu’y a-t-il de plus impénétrable que les intentions ? Tous les discours déviant de ce que l’on tient pour communément admis concernant le génocide des Tutsi au Rwanda ne sont pas forcément négationnistes. Il convient de bien distinguer le révisionnisme – qui, selon le sens que je lui confère, est une attitude digne et nécessaire d’un point de vue historique – du négationnisme. Les révisionnistes tentent honnêtement de faire émerger l’histoire en proposant des thèses nouvelles sur l’enchaînement des faits qui ont conduit au génocide, là où les négationnistes tentent de nier la souffrance de plus de 800.000 victimes. De prime abord, on constate que personne, ou presque, n’ose ouvertement affirmer que le génocide des Tutsi au Rwanda n’a jamais eu lieu. Cependant, si l’on se donne la peine d’analyser les mots utilisés, les explications fournies et les attitudes adoptées par certains, il est évident que le négationnisme en est une composante à part entière. Il n’y a jamais eu de génocide sans négation. Celle-ci est en effet une partie inhérente du processus génocidaire. Elle l’accompagne avant, pendant et après. Les négationnistes affirment que les victimes les ont contraints à se défendre contre un complot. Sont ainsi coupables les Arméniens qui ont envisagé un mouvement nationaliste et qui ne sont pas des citoyens soumis, les Juifs qui veulent conquérir le monde soit à travers le capitalisme, soit à travers le bolchevisme, les Tutsi qui domineront et extermineront les Hutu s’ils ne sont pas éliminés. Lors de l’exécution du génocide, le secret absolu est de rigueur. Si c’est impossible, les faits sont déguisés. Les Turcs ont par exemple recouvert de leur propre uniforme les victimes arméniennes. Lors du génocide des Tutsi, les tueurs se voyaient expliquer que leurs victimes étaient des agents infiltrés du Front patriotique rwandais, venus pour reprendre le pouvoir aux Hutu. Le meurtre est perpétré au nom du « eux ou nous », mais surtout de la légitime défense contre les Tutsi « agresseurs », qui ont tiré les premiers et sont donc coupables. Enfin, lorsque le négationniste est acculé, vient le phénomène du retournement. Pour les négationnistes, le génocide des Tutsi devient le génocide des Hutu. Julien Paulus : Quelle est l’origine de ce discours négationniste et comment évolue-t-il dans la société rwandaise ? Marie Fierens : L’origine de ce discours négationniste tient donc d’une part à la logique de négation inhérente à tous les génocides. D’autre part, il faut considérer les éléments de contexte propre au génocide des Tutsi au Rwanda, pour comprendre d’où viennent ces tendances négationnistes et comment elles se propagent. Différents éléments doivent être pris en compte, tels la difficulté de la parole au Rwanda, une certaine volonté de « réconcilier » les Rwandais à tout prix, l’indifférence et les clichés de l’Occident et la « faiblesse » des rescapés. A propos de la difficulté de la parole au Rwanda, si tout génocide est suivi d’un silence, le Rwanda présente en outre des caractéristiques culturelles qui peuvent favoriser les discours négationnistes. . Parler de soi à la première personne, parler de son vécu, de ses souffrances n’est pas une attitude prônée au Rwanda où la retenue et la réserve sont la norme. De plus, génocidaires et rescapés sont aujourd’hui obligés de vivre ensemble, sur les mêmes collines. Les seconds sont terrifiés à l’idée de témoigner contre des bourreaux qui sont parfois leurs voisins. Ces derniers, bien au contraire jouissent d’une aisance qui les aide à imposer leur version des faits. Concernant une volonté de « réconcilier » à tous prix les Rwandais, j’entends par là que le négationnisme trouve également un terrain favorable dans certains milieux religieux où la « réconciliation » est présentée comme une nécessité. Selon les tenants de la réconciliation, il faudrait « tourner la page », se réconcilier pour à nouveau vivre ensemble. Or, la réconciliation n’est pas la justice. Ce genre de position, aussi louable soit-elle dans son intention, véhicule maints dangers. Sans justice, sans analyse, l’histoire du génocide, sa réalité, risquent d’être malmenées. Il convient de dire les faits, de souligner les responsabilité s, dans une perspective exempte de vengeance. Il y va d’un processus difficile et long, mais nécessaire si l’on ne veut pas tomber dans une forme de négationnisme lénifiant, susceptible de provoquer l’effacement pur et simple du passé, la dissolution des catégories de « victimes » et de « bourreaux ». Ce désir d’unification de la population peut mener à de dangereux amalgames. Le regard de l’Occident est un autre élément contextuel qu’il faut prendre en compte pour comprendre la propagation du négationnisme. Au moment du génocide, les médias occidentaux ont joué un rôle ambigu. Les images proposées pourraient avoir contribué à brouiller la compréhension des faits puisque, proportionnellement , les images relatives aux victimes du choléra et celles relatives aux réfugiés contraints de fuir l’avancée du FPR étaient plus nombreuses par rapport à celles relatives aux victimes du génocide. L’idée que ce génocide n’était « qu’un massacre tribal de plus entre noirs » s’est rapidement mise en place dans les esprits occidentaux. Cette vision teintée de racisme provient de ce que les occidentaux croyaient connaître du Rwanda à ce moment : les famines, les massacres, les catastrophes, etc. Or il est évident qu’un génocide n’a rien de comparable avec ces drames antérieurs. Enfin, le but du génocide étant littéralement de faire disparaître un groupe d’êtres humains de la surface de la terre, il est très difficile, pour les rares rescapés, de se faire entendre et d’imposer leur version des faits face à celles des nombreux génocidaires qui circulent librement au Rwanda et à l’étranger. En ce sens on peut dire que le génocide des Tutsi au Rwanda est un génocide « réussi ». Julien Paulus : Les chambres à gaz constituent à la fois une preuve irréfutable de l’existence de la Shoah et la cible privilégiée des négationnistes… Quelles sont les preuves du génocide des Tutsi et comment sont-elles remises en cause ? Marie Fierens : Il existe une définition juridique du génocide, qu’il importe d’analyser pour ne pas confondre les qualifications et ne pas contribuer à brouiller les cartes. Selon l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, « Le génocide s’entend de l’un des quelconques actes ci-après, commis dans l’intention de détruire en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : Meurtre ; Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Si l’on applique cette définition au cas du Rwanda, on constate que la plupart des actes éventuellement constitutifs d’un génocide, selon la Convention des Nations Unies, ont été commis au Rwanda entre avril et juillet 1994 : Meurtre de membres du groupe : il est impossible de nier la réalité des massacres, même si le nombre de morts reste approximatif (environ un million). Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe : mutilations, viols, graves traumatismes psychologiques ont été le lot de ceux qui ne furent pas tout simplement tués. En témoignent les femmes violées puis abandonnées, éventuellement avec un enfant du viol. En témoignent également celles qui furent intentionnellement infectées par le virus du sida. Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe : ces deux pratiques n’ont pas été utilisées (de façon systématique du moins) au Rwanda, même si quelques cas ont pu être évoqués. Néanmoins, le viol utilisé comme arme de « purification ethnique » avait comme but d’entraver les naissances au sein d’un groupe, dans le sens où des naissances « forcées » en étaient l’objectif. L’enfant ayant traditionnellement l’ « ethnie » du père, ces viols avaient également pour objet de donner naissance à des enfants hutu, de l’autre « groupe » que celui de la mère. Beaucoup de discours négationnistes se cachent derrière des arguments et des termes utilisés à mauvais escient et de manière récurrente afin d’éviter de devoir constater que la définition onusienne s’applique à ce qui s’est passé. Ainsi, certaines personnes refusent de parler du « génocide des Tutsi au Rwanda », se référant à « la guerre civile », à « une colère spontanée » ou à une « réaction d’autodéfense » de la part des Hutu. De prétendues explications, également, peuvent nier la spécificité du génocide : c’est une « haine ancestrale » qui aurait mené aux tueries de 1994. D’autres vont jusqu’à inverser les rôles : ils prêtent aux Tutsi des actes commis par les Hutu. C’est la technique dite de « l’accusation en miroir ». Enfin, dans certains milieux, surtout dans le monde catholique bien représenté au Rwanda, le pardon est prôné avant la justice. Les citoyens se devraient alors d’oublier ce qu’il s’est passé en 1994, pour que le peuple rwandais se réconcilie enfin. Ces différentes approches du génocide poussent à appréhender les faits autrement qu’ils ne se sont produits dans la réalité. Julien Paulus : Qu’en est-il de la Belgique ? Retrouve-t-on ce discours dans notre pays et, si oui, qui en sont les auteurs ? Marie Fierens : Encore une fois, en Belgique comme au Rwanda, il n’existe pratiquement personne qui affirme que le génocide des Tutsi au Rwanda n’a pas eu lieu. Les Rwandais exilés sont bien souvent des personnes qui ont eu les moyens de fuir leur pays, qui avaient un certain statut social, qui ont parfois occupé un poste politique et qui en général ont eu l’occasion de faire des études. Aussi, elles connaissent les limites à ne pas franchir pour ne pas se voir taxer de négationnisme. Il est donc toujours difficile de les en accuser. Certaines personnes de la diaspora rwandaise de Belgique soutiennent que le génocide n’a pas été planifié, sans pour autant le nier à proprement parler. D’autres affirment que le nombre de morts hutu est plus élevé que le nombre de morts tutsi. D’autres encore avancent que le FPR porte sa part de responsabilité dans le génocide. Ces raisonnements, ces attitudes, ces discours ne se retrouvent pas de manière institutionnalisé e. Ce sont des associations ou des individus qui les véhiculent. Des groupes émergent de manière informelle dans les cafés, lors de cours de danse organisés à Bruxelles, etc. Le fait que la liberté d’expression soit assurée en Belgique permet à ces discours de prendre davantage d’ampleur qu’au Rwanda, où la liberté d’expression est plus restreinte. Julien Paulus : Y a-t-il eu des condamnations de négationnistes en Belgique et au Rwanda ? Marie Fierens : La Belgique a débattu de l’opportunité d’étendre au génocide des Arméniens la loi du 23 mars 1995. La proposition de texte élargissant à tous les génocides reconnus juridiquement les possibilités de poursuites en cas de négationnisme, a été rejetée. Seul le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale, selon les termes de la loi qui ne mentionne même pas explicitement les Juifs ou les Tziganes, ne peut être nié sous peine de sanctions pénales. Au Rwanda, l’article 13 de la Constitution de juin 2003 stipule que « le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont imprescriptibles. Le révisionnisme, le négationnisme et la banalisation du génocide sont punis par la loi. » Il faut cependant souligner le danger que peut présenter l’adoption d’un arsenal juridique combattant le négationnisme. En effet, au Rwanda, à de multiples reprises, des journalistes ont été arrêtés, voire emprisonnés ou obligés de fuir parce qu’ils étaient accusés de « négationnisme ». Cet argument est devenu central dans la répression de la presse privée. Les exemples ne manquent pas. Amiel Nkuliza, propriétaire et rédacteur du Partisan a été contraint à l’exil en janvier 2002 pour avoir critiqué le FPR dans un de ses articles. Asuman Bisiika, directeur du Rwanda Herald s’est fait expulser du pays le 19 mai 2002 pour avoir critiqué l’emprisonnement de Pasteur Bizimungu2 et la politique d’immigration du Rwanda. Les accusations portées contre ces journalistes sont souvent celles de « négationnisme », « révisionnisme », « incitation à la haine » ou encore « divisionnisme ». Mais elles peuvent servir de prétexte pour enrayer l’expression d’idées contraires au discours du pouvoir en place. Notes :
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