Le séisme haïtien a un triste mérite : soulever la question de la blessure coloniale française. L’ouvrage collectif « la fracture coloniale » paru en 2005, traitait déjà l’occultation de cette histoire voilée. Extraits.

La mémoire coloniale de la France a toujours été double : la légende « dorée » de l’épopée coloniale, de l’exotisme érigé en mythe populaire et souvent en vecteur publicitaire à connotation raciste à peine voilée, d’une part ; les drames de la décolonisation et de ses guerres longtemps non reconnues comme telles, avec leurs massacres, tortures et traumatismes pour les populations, colonisés comme colonisateurs contraints à un retour vers une métropole presque toujours devenue terre étrangère, d’autre part.[…]

Face à une France à l’apogée de sa gloire et de sa puissance, au moment où le premier Consul s’apprêtait à se faire empereur des français et à écraser l’Europe de sa force militaire pour lui imposer « la loi des Français », la proclamation d’une « République des nègres » sur une terre française depuis Louis XIV était un affront inouï.

Aux origines de la fracture coloniale

Deux siècles après la rupture irréversible entre Haïti et son ancienne métropole, la fracture n’est toujours pas resoudée et la mémoire française peine à faire place, dans son vaste patrimoine postcolonial, en Haïti. De multiples signes manifestent « cet oubli » du passé de colonie française de l’actuelle République haïtienne : bon nombre de français d’aujourd’hui ne confondent-ils pas Haïti avec la lointaine Tahiti ?

Et, plus étonnante encore, voire plus inquiétante, la déclaration en mars 2000 du président de la République française, en réponse à cette question d’un journaliste de la République dominicaine : « que pense faire la France, la France pays riche qui a eu [ici] une de ses colonies ? ». Jacques Chirac affirma tout simplement, et, semble il, sans déclencher les sarcasmes ou les commentaires désobligeants de la presse française, métropolitaine ou antillaise : «  Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française, mais nous avons depuis longtemps des relations amicales avec Haïti, dans la mesure où nous partageons l’usage de la même langue. Et la France a eu une coopération et a toujours une coopération importante avec Haïti et elle continuera à l’avoir. »

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Ainsi l’oubli d’Haïti, première indépendance noire, est solidement ancré dans l’inconscient national, le président de la République lui-même a spontanément formulé le credo français le plus commun : Haïti n’a pas été une colonie française ; et personne sur l’instant n’a relevé l’énormité du propos. Un tel « trou de mémoire » est assurément révélateur d’un malaise profond et ancien. La perte de Saint-Domingue par une défaite face à une insurrection d’esclaves transformée en guerre de libération était inacceptable, car elle transgressait un dogme jusqu’alors unanimement admis, celui de la supériorité des Blancs sur les autres peuples.[…]

Le mécanisme de l’oubli entra aussitôt en œuvre et fit très rapidement sortir la naissance d’Haïti de l’histoire coloniale française[…]

Une défaite niée…et des pères fondateurs occultés

Aujourd’hui, quel manuel d’histoire générale de la période napoléonienne évoque-t-il la bataille de Vertières (18 novembre 1803), la première grande défaite des troupes napoléoniennes ? Les manifestations commémoratives les plus récentes n’ont pas dérogé à cette pratique du silence, comme l’a confirmé la grande exposition du Musée de la Marine à Paris, de mars à Août 2004, Napoléon et la mer. Un rêve d’Empire, qui ne consacra pas une ligne, ni une image, à la guerre de Saint-Domingue et à la naissance d’Haïti, l’année même de leur bicentenaire[…]

Plus étonnant encore est l’absence d’Haïti dans la plupart des dictionnaires consacrés à la Révolution française parus à l’occasion du bicentenaire : le dictionnaire de la Révolution française de François Furet et Mona Ozouf ignore son existence, ce qui surprend peu puisque les colonies y sont occultées ; et il en est de même dans celui (pourtant très largement biographique) dirigé par Jean Tulard et dans celui de Claude Manceron […].

Si l’on considère maintenant la postérité de l’autre grand acteur de l’abolition de l’esclavage et de la naissance d’Haïti, Toussaint Louverture, le constat va dans le même sens, avec un degré d’occultation moindre[…] Si la figure de Toussaint Louverture est parfois évoquée, le plus souvent par un portrait, elle est rarement liée à une histoire de la Révolution de Saint-Domingue et moins encore la proclamation de l’indépendance de la colonie […].

Une lente et progressive mise à l’écart

Si Haïti est sorti de la mémoire coloniale française avec une rapidité étonnante, la trace des modalités de cette gestion se lit encore dans les archives de la gestion de la société postcoloniale et plus encore dans l’enracinement d’une pratique qui fera école : les colons rentrés en France après l’indépendance ont inauguré, à leur profit, un double système de ce que l’on pourrait appeler des « réparations ». […] La perte de Saint-Domingue a ainsi permis la mise en place de la première législation postcoloniale destinée à secourir puis à indemniser les « rapatriés ». Ce mécanisme servira de matrice pour les autres décolonisations tragiques que la France a connues au XX siècle – c’est sur ce modèle que sera notamment élaboré le processus d’indemnisation des « rapatriés d’Algérie », après 1962. Car si la mémoire de Saint-Domingue a été oubliée, celle des modes d’indemnisation a vite été retrouvée…

Une mémoire retrouvée ?

Si l’on s’en tient aux signes extérieurs que sont les « lieux de mémoire » visibles par tous dans le paysage urbain le plus quotidien, force est de constater que le vide reste la règle : nous sommes face à ce que l’on pourrait appeler le silence des lieux de mémoire.

En effet, nous constatons que Paris, ce réceptacle de la mémoire nationale, a généreusement donné des noms de rues et de places aux territoires qui ont formé le premier Empire colonial français. Ainsi la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, anciennes colonies devenues départements d’outre-mer, ont des rues à leur nom dans la capitale ; les Antilles et la Réunion ont des places. Mais aucun lieu de mémoire ne rappelle le souvenir d’Haïti, pas même son sous nom colonial de Saint-Domingue, et pas davantage à travers les acteurs de sa révolution, puisque les noms de Sonthonax ou de Toussaint Louverture n’ont jamais été gravés sur des plaques de rue ou sur des édifices publics parisiens.[…]

Si un jour Haïti réintègre la mémoire française, ce sera au prix d’un long travail où la recherche savante et la diffusion de son histoire dans les manuels scolaires, dans une vaste relecture nationale de l’histoire coloniale et de ses séquelles. En l’attente de ce travail de longue durée, s’agissant d’Haïti, le constat reste sévère : la fracture coloniale qui caractérise la mémoire française depuis la fin des processus d’indépendance des années 1960 a pris naissance avec la réaction de Paris face à la rupture unilatérale de 1804. Et elle demeure ouverte depuis maintenant deux siècles.

« La fracture coloniale », Pascal Blanchard Nicolas Bancel, aux Editions La Découverte, 11 euros 40. Extraits du chapitre de Marcel Dorigny.

Posté par rwandaises.com