LETTRE OUVERTE

Objet : Position des associations ibuka – Europe sur :

« Le projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République Démocratique du Congo. », HCDH, 2010.

Monsieur le Secrétaire général,

Les associations IBUKA – Mémoire et Justice, de Belgique, de France, de Hollande et de Suisse, qui luttent pour la mémoire, la justice et la sauvegarde des intérêts des rescapés du génocide des Tutsi, perpétré au Rwanda en 1994, ont été profondément choquées par le contenu du projet de rapport cité en marge. Les associations Ibuka ont été créées suite au génocide qui a été perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994. Elles se sont donné comme objectifs la sauvegarde de la mémoire des victimes tuées pour la seule faute d’être nées Tutsi, elles mettent tout en œuvre pour que justice leur soit rendue et exigent à cet égard indemnisation et réparation de ce qui peut encore l’être.

Toutes ces actions visent par ailleurs la prévention d’autres génocides -qui restent hélas possible- pour qu’enfin « le Plus jamais ça soit réalité ».

C’est dans cette perspective que les associations Ibuka n’accepteront jamais des démarches fantaisistes qui tendent à galvauder le crime le plus ignoble qu’ait connu l’humanité entière en l’occurrence « le génocide ». La qualification des faits de « génocide », requiert en effet une rigueur à la hauteur de la gravité de ce crime. Qualifier avec légèreté les faits « de génocide » revient à nier le génocide avec toutes les conséquences dramatiques que cela peut engendrer. Les associations Ibuka insistent sur la qualification des faits car s’il était permis de dire les choses n’importe comment, on finirait par dire n’importe quoi.

Les associations Ibuka en appellent dès lors à la vigilance de la Communauté Internationale et des institutions et organes onusiens au plus haut niveau. Elles leur rappellent que s’ils se sont donnés des moyens juridiques pour prévenir les génocides, réprimer les auteurs… ils doivent être les premiers à les respecter.

Il est très déplorable en l’espèce que ceux qui ont rédigé ce rapport n’ont pas pris le soin de confronter les faits – sur base desquels ils concluent que des actes de génocide auraient été commis par les membres de l’Armée Patriotique Rwandaise notamment- à la définition même du génocide. Nous nous permettons à cet égard de revenir sur la définition du génocide pour démontrer les insuffisances de ce rapport.

La définition du génocide précise deux caractères constitutifs de l’incrimination : l’intention spéciale de détruire un groupe, et le fait que les individus sont visés comme membre du groupe comme tels (as such dit la version anglaise). Ces articles ont le mérite de faire la part des choses, il marque la différence entre génocide et crime contre l’humanité tel qu’il est inscrit a l’article 6© du statut du Tribunal militaire de Nuremberg.

Les crimes contre l’humanité visent à la fois des infractions ou des persécutions (torture, déportation….) commises sur des individus mais aussi sur les groupes, en ce compris les groupes politiques. Par contre le génocide vise uniquement les groupes de gens et pas l’individu en tant que tel, il exclut également de son champ de protection la catégorie de groupes politiques.

Mais la différence fondamentale est d’ordre subjectif dans la mesure où il porte sur le mobile du criminel qui commet ce forfait :

• A supposer que le criminel veuille supprimer sa victime, qui peut donc être qu’un seul individu, en raison de sa religion, race, ou pour ses convictions politiques, sans autre intention, il s’agit là d’un crime contre l’humanité.

• Par contre s’il a l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tout ou en partie, il s’agit là d’un génocide.

Voilà le fil conducteur qui aurait pu guider les enquêteurs. Nous ne doutons pas qu’il y ait des milliers de morts au Zaïre au cours de la période couverte par le rapport. Mais aucun élément précis et vérifiable n’a – à ce jour-permis de qualifier les faits de génocide.

Nous regrettons dès lors le manque de rigueur qui caractérise ce rapport et nous demandons avec insistance que les autorités onusiennes renoncent à prendre pour sien un tel rapport.

Les associations IBUKA ont été particulièrement interpellées par la section C du chapitre V (paragraphes 509-518) qui traitent du supposé génocide contre les réfugiés hutu. Premièrement, il est très étonnant, que les auteurs du rapport ont décidé de ne poser la question de qualification du crime de génocide qu’en ce qui concerne les réfugiés rwandais alors que tout au long du rapport, les faits rapportés ne semblent en rien se différencier de ceux concernant les autres groupes ethniques ou nationaux. Deuxièmement, les arguments avancés par le rapport pour qualifier les meurtres rapportés sont tout simplement de nature à banaliser le crime de génocide et ne pourrait que réconforter les négationnistes. La tournure adoptée par les auteurs de ce rapport est très curieuse, sinon révélatrice de leur intention de noyer la responsabilité de certains états et de l’ONU elle-même dans le génocide des Tutsi du Rwanda. Enfin, il est curieux que le rapport reste anonyme sur l’attitude et les activités de l’ONU et des certains pays influents au sein du Conseil de sécurité durant toute cette période, aussi bien en RDC qu’au Rwanda et au Burundi. Ce projet semble ne viser qu’un seul objectif : celui de prouver la thèse du double- génocide, idée chère aux négationnistes du génocide des Tutsi de tous bords

Malgré l’abandon total de l’ONU jusqu’à ce jour, les rescapés du génocide des Tutsi tentent de se reconstruire tant bien que mal et de contribuer à bâtir un Rwanda nouveau où ils pourraient enfin avoir un minimum de sécurité et de sérénité. Vous savez bien que le Rwanda est parmi les rares pays qui ont promulgué une loi contre le génocide, le négationnisme, le révisionnisme, et qui met tout en œuvre pour que la justice soit rendue et l’impunité abolie une fois pour toutes. Ce sont des éléments essentiels pour les rescapés. Ce rapport vise manifestement à saper tout cet effort. Les conséquences risquent d’être dramatiques. Les auteurs du projet dudit rapport n’auraient-ils pas plutôt mieux fait de souligner la responsabilité et les manquements de l’ONU, des membres du Conseil de sécurité, de la puissance de tutelle, la Belgique en l’occurrence et le rôle ambiguë et mitigé de la coopération militaire française ?

Monsieur le Secrétaire général, nous voudrions attirer votre attention sur les éléments importants suivants :

• Vous connaissez vous-même la définition du terme de génocide. Ce Projet de rapport a-t-il produit des documents ou d’autres preuves qui prouvent que le Gouvernement rwandais et son armée ont préparé et organisé un génocide contre une population précise ? Est-ce que les rédacteurs de ce document ont pris en compte le contexte qui prévalait à l’époque ? C’était en effet un contexte de guerre pour libérer les Rwandais qui avaient été forcés de suivre les présumés génocidaires qui s’en servaient non seulement comme boucliers humains, mais aussi pour pouvoir bénéficier de l’aide internationale. Malheureusement, il n’y a pas de guerre propre, sans morts ; y compris celles menées par les grandes puissances avec les armes les plus modernes.

• Sur quels critères les auteurs de ce Projet de rapport se sont-ils basés pour déterminer que les 200’000.00 Hutu qui manquent sont dans ces tombes (ou fosses ?) communes ? Ont-ils tenu compte de nombreux fugitifs Hutu qui sont morts de choléra, ou ceux qui se sont réfugiés dans les pays voisins de la RD Congo, à savoir la République du Congo, la République Centrafricaine, le Cameroun, l’Angola et la Zambie, sans oublier ceux qui sont rentrés au Rwanda ?

• Vous savez vous-même que les organisateurs du génocide de 1994 et leurs protecteurs ont pratiqué une politique de la terre brûlée dans tout le pays. Ils ont forcé la majorité de la population à suivre les présumés génocidaires dans les pays voisins, en particulier en RD Congo. Vous savez aussi, Monsieur le Secrétaire général, que c’est l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) qui a permis de libérer ces populations prises en otage, pendant deux ans, par ces présumés génocidaires dans des camps au Nord et au Sud Kivu. Or, les auteurs du Projet de rapport savent pertinemment que cette armée est composée de Rwandais sans distinction ethnique, hutu ou tutsi.

• Vous savez également que ces présumés génocidaires, animés par l’idéologie du Hutu Power, ont massacré bestialement un million de leurs compatriotes en moins de 100 jours entre avril et juillet 1994. Profitant de la bienveillance voire de l’appui de leurs amis et formateurs, ils ont traversé la frontière pour s’installer dans l’Est de l’ex-Zaïre, à Goma et environs, c’est-à-dire à quelques kilomètres de la frontière avec le Rwanda. De là, ils se sont préparés au retour au Rwanda par la force à travers le recrutement et la formation des combattants parmi les fugitifs qu’ils prenaient en otage. Leur objectif était connu de tous, à savoir retourner au Rwanda pour finir leur triste besogne, celle d’exterminer les Tutsi restés au pays. Or, les organisations humanitaires et la communauté internationale dans son ensemble ont assisté les mains croisées à la militarisation de ces camps pendant deux ans après avoir abandonné le Rwanda en plein génocide en avril 1994. Nous dénonçons la volonté de ces différentes organisations, qui cherchent à se dédouaner de leurs responsabilités dans ces drames de notre sous- région en accusant ceux qui ont essayé de prendre leurs responsabilités.

• L’ONU aurait-elle oublié que c’est l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) qui a arrêté le génocide des Tutsi, ce que, ni l’ONU ni la communauté internationale n’avaient pas pu ou voulu faire ? Maintenant que cette armée est accusée par le Projet de rapport précité, nous nous interrogeons sur les intentions réelles de ses auteurs. Ceux-ci cherchent-ils réellement à lutter contre l’impunité dans notre sous- région, ou bien ils cherchent plutôt à détourner l’attention sur les responsabilités des agences de l’ONU et d’autres intervenants internationaux qui n’ont pas voulu ou su prévenir ou gérer efficacement les crises multiples qui endeuillent nos pays depuis bientôt 20 ans. Le calendrier de publication du pseudo rapport n’est pas un hasard. Il tombe au moment où les peuples de nos pays et leurs dirigeants commençaient à se rendre compte qu’il faut dialoguer et se retrousser les manches pour relever les défis de la paix et du développement ensemble.

• L’ONU pourrait-elle aujourd’hui se féliciter de ses réalisations en matière de poursuite et de traque de présumés génocidaires et leur traduction devant la justice ? Si nous sommes reconnaissants des efforts fournis par votre organisation dans la mise en place du Tribunal Pénal International sur le Rwanda (TPIR), nous constatons néanmoins que son bilan est mitigé malgré les moyens humains et financiers qui lui sont consacrés depuis sa création. En effet, de nombreux présumés génocidaires continuent de couler des jours heureux en toute liberté, notamment dans les pays occidentaux dont certains siègent de façon permanente au Conseil de sécurité de l’ONU. En outre, dans les procès terminés, aucune mesure de réparation n’a été envisagée en faveur des victimes du génocide de 1994. Nous osons croire que la stratégie qui sous-tend le dit Projet de rapport ne vise pas à trouver une voie de reconversion au TPIR.

• Nous attirons aussi votre attention sur cette terrible contradiction qui caractérise la posture des auteurs du projet de rapport qui, d’un côté prétendent inscrire leur travail dans la nécessaire lutte contre l’impunité et, de l’autre, renforcent le camp de ceux qui défendent la thèse du double génocide afin d’atténuer les lourdes charges qui pèsent sur ces gens dont l’objectif reste toujours d’achever leur hideux « travail » de 1994, c’est-à-dire exterminer les Tutsi jusqu’au dernier. L’ONU ne dénonce-t-elle pas depuis plusieurs années les massacres et les viols commis par les fugitifs rwandais, regroupés au sein des FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda) dans la région de l’Est de la RDC ? Dès lors, le Projet de rapport vise-t-il à lutter contre l’impunité ou plutôt à créer la confusion et à amplifier la méfiance entre les populations de nos trois pays principalement ?

• Enfin, nous voudrions vous réitérer notre appel pour que vous preniez vos responsabilités dans ce dossier en tenant compte des conséquences prévisibles et désastreuses du rapport sur les efforts consentis au Rwanda et dans la région des Grands Lacs Africains pour promouvoir la tolérance et la réconciliation entre les divers groupes humains.

Nous espérons que vous ferez le nécessaire pour que le Projet de rapport en question ne soit pas publié dans sa forme actuelle qui renforcerait le négationnisme le plus abject avec des effets mortifères incalculables mais prévisibles, nous vous prions de croire, Monsieur le Secrétaire général, à l’assurance de notre haute considération.

Au nom de IBUKA – EUROPE

Dr. Michel Gakuba, Président

Jean-Paul Bugabo, Membre du comité


IBUKA – EUROPE :

Section Belgique : M. Albert Hangu Gakumba, Président

Section France : M. Marcel Kabanda, Président

Section Hollande : M. Dr Narcisse Gakuba, Président

Section Suisse : M. Dr Michel Gakuba, Président (IBUKA suisse est chargée de diffuser cette lettre

Copie pour information à :

- Mme Navanethem PILLAY, Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, à Genève (par poste)

- M. Sergei Ordzhonikidze ; Directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève (par poste)

- M. Joseph Deiss, Président du Parlement des Nations Unies à New York (s/c. M. Sergei Ordzhonikidze ; Directeur général de l’Office des Nations Unies, à Genève

- S.E. M. le Président de la République du Rwanda, à Kigali (s/c. S.E. Mme l’ambassadeur de la République du Rwanda à Genève (par e-mail)

- S.E. Mme le Ministre des Affaires étrangères de la République du Rwanda, à Kigali

(s/c. S.E. Mme l’Ambassadeur de la République du Rwanda à Genève (par e-mail)

- S.E. Mme l’Ambassadeur de la République du Rwanda à Genève (par e-mail)

- Les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU :

- S.E. Mme Susan E. Rice, ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU (par fax)

- S.E. M. Gérard Araud, ambassadeur de la France auprès de l’ONU (par e-mail)

- S.E. M. LI Baodong, ambassadeur de Chine auprès de l’ONU (par e-mail)

- S.E. M. Vitaly Churkin, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’ONU

(par e-mail)

- S.E. M. Mark Lyall Grant, ambassadeur du Royaume Uni (UK) auprès de l’ONU

(par e-mail)

- 3 sections de IBUKA – Europe ; B, F, NL (par e-mail)

 

http://izuba.info/w/informations/afrique-centrale/congo-rdc/projet-mapping-position-des,166.html

Posté par rwandaises.com