Le voici enfin terminé, ce terrible, cet horrible mois d’avril qui, au Rwanda, marque le temps du génocide de 1994 et, désormais, celui de sa commémoration. Entamée il y a dix-sept ans, un 7 avril, la tentative d’élimination totale des Tutsi et de ceux qui, parmi les Hutu, s’opposaient à ce projet a duré cent jours, s’interrompant en juillet, alors qu’environ 800 000 personnes étaient tuées.

Techniquement, le crime des crimes a duré bien au-delà du sinistre mois printanier. Mais chaque année, c’est en avril que les morts du Rwanda reviennent assaillir les vivants. Dix-sept ans, ce n’est rien, pour les rescapés. Le monde entier semble pressé de passer à d’autres soucis. Pas eux.

Au mois de la commémoration, les âmes saignent. Quiconque est familier du pays connaît ces moments où l’horreur montre à nouveau son visage et vient torturer les vivants. Des enfants se souviennent du supplice enduré par leurs parents. Des parents sont hantés par le martyre de leurs enfants. Familles, voisins, rien n’a résisté au mal. Ceux qui l’ont enduré semblent alors plus seuls que jamais. Pourra-t-on les comprendre un jour ?

Ce ne sont pourtant pas les témoignages qui font défaut sur 1994. Le génocide a ses livres, ses films, ses reconstitutions. Aucun, à ce jour, n’a semblé tout à fait à la mesure du sujet géant auquel il s’attaquait, à de rares exceptions près. L’évocation la plus proche, la plus implacable de cet événement qui dépasse notre entendement reste et demeure la série de témoignages recueillis par Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie. Une saison de machettes, Seuil).

Or, le Rwanda n’est pas seulement un pays en deuil. C’est aussi un pays en mouvement. A la fin de la journée, on file suivre des cours du soir ou vers un second emploi. Une gigantesque envie de bâtir, de créer, se distingue chaque année de manière plus nette. Dans la région désolée du Bugesera où Jean Hatzfeld a donné la parole aux bourreaux et victimes de 1994, on termine de goudronner des routes. Des projets agricoles voient le jour. On sait à quel point la pauvreté, dans un des pays où la densité est une des plus élevées au monde, a constitué un élément moteur de la rage assassine.

Même le Bugesera, donc, se transforme. L’élan est insufflé depuis le sommet de l’Etat, tenu d’une main de fer, celle de Paul Kagamé, qui ne s’est pas desserrée un seul instant depuis 1994. Au début, on disait de lui qu’il était l' »homme fort » du pays. Depuis, au Rwanda, on l’appelle seulement « HE » (« His Excellency », Son Excellence), grand architecte à la fois du contrôle sévère de la population et de la reconstruction d’un pays qu’il a trouvé en ruine. Les réussites du Rwanda de « HE » laissent bouche bée. « Vision 2020 », un vaste programme conçu il y a dix ans, est mis en place, avec des plans directeurs pour l’urbanisme, des lignes clairvoyantes pour la diversification des activités.

Actuellement, le gouvernement mène une guerre contre les toits de chaume. Car une fois le mois de deuil terminé, gare ! Les derniers toits en paille des maisons paysannes rwandaises doivent avoir disparu avant fin mai, et être remplacés par de la tôle, Vision 2020 oblige. Il paraît que le chaume n’est pas synonyme de développement. Si quelqu’un n’est pas d’accord, il a intérêt à garder ses réflexions pour lui. Au pays de « HE », rien ne doit dépasser, pas un bout de paille, pas une voix, pas une tête. Les journalistes forment la seconde population d’exilés après les responsables politiques tombés en disgrâce.

Malheur à qui se met en travers des élans du maître du pays, et ses fureurs n’épargnent pas ses grands serviteurs. Un ambassadeur en poste en Afrique australe en a fait récemment l’expérience lors d’une grande réunion organisée à l’Hôtel Serena de Gisenyi, au bord du lac Kivu. Sévèrement mis en cause pour ses performances, le diplomate avait décidé de quitter la salle. Sommé de revenir dans le hall de l’hôtel, il s’y est fait gifler devant de nombreux témoins par le président Kagamé. Voilà une carrière interrompue brusquement, et la confirmation d’une tendance, celle des gifles assénées aux responsables jugés fautifs par le maître du Rwanda.

Est-il tolérable qu’un président se comporte de la sorte ? L’avenir, c’est-à-dire la jeunesse rwandaise, le dira. A-t-on pris la mesure de la menace que représentent, pour les chefs d’Etat naviguant dans les eaux du despotisme, les avancées de leur peuple ? La misère n’est pas le seul moteur de la contestation. Au contraire, la prospérité naissante semble renâcler encore plus fort devant les dirigeants qui se figurent régner sur des salles de classe comme autrefois les maîtres d’école, à coups de règle sur les doigts et en interdisant à leurs sujets de bavarder.

Cette leçon a été enseignée d’abord en Tunisie, au mois de janvier. On connaît son succès fulgurant en quatre petits mois qui ont fait le printemps arabe, plus prometteur que le printemps rwandais. Espérons avec les rescapés du génocide rwandais que de mois en d’avril en mois d’avril, leur peine peu à peu se polisse et s’adoucisse. Pour cela, il faudra aussi que peu à peu toutes les vérités des morts soient mises au jour, y compris celles des Hutu massacrés à leur tour, au Rwanda ou au Congo voisin. Cela est-il possible sous la férule d’un « HE » et de ses gifles ? Jusqu’à nouvel ordre, les Rwandais n’ont, de toute façon, pas le droit de poser la question.

 

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/05/05/triste-printemps-rwandais_1517424_3212.html

Posté par rwandaises.com