Les 12 et 13 septembre, Paul Kagame, président de la République du Rwanda rend une “visite de courtoisie” à Nicolas Sarkozy après le passage de ce dernier à Kigali en février 2010. Les négationnistes du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 semblent s’être donné le mot pour troubler la visite. Dans une longue interview, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier analyse l’événement.

Capture d’écran 2011-08-31 à 23.03.12.png– AFRIKARABIA : Jean-François Dupaquier, vous donnez rarement votre opinion sur la situation actuelle au Rwanda. Pourquoi acceptez-vous aujourd’hui de répondre à nos questions à ce sujet ?

– Jean-François DUPAQUIER : Mes investigation portent sur le génocide contre les Tutsi en 1994, et j’estime qu’il faut éviter de sortir du domaine où l’on peut être reconnu pour son expertise. Ces recherches m’ont conduit au Rwanda ou au siège du Tribunal pénal international à Arusha à plus de vingt-cinq reprises depuis dix-sept ans. Mais comme journaliste je reste évidemment informé sur la réalité d’aujourd’hui. Ce qui m’amène à sortir de ma réserve, c’est le flot d’inepties qui se déverse sur internet, mais aussi dans des médias réputés sérieux, au sujet du Rwanda et du régime de Paul Kagame, en prenant pour prétexte la prochaine visite de celui-ci à Paris.

– AFRIKARABIA : Par exemple ?

– Jean-François DUPAQUIER :  Pour comprendre le caractère délirant de certains propos, notamment sur internet, rappelons tout d’abord que ce flot d’inepties n’est pas nouveau. Il est utile de mettre le prétendu «  tribalisme » au Rwanda en perspective. Après la traite négrière, depuis la première moitié du  XIXe siècle, l’Afrique noire occupe une place de choix dans les fantasmes des Occidentaux. L’épisode colonial a incarné puis cristallisé ces fantasmes au point qu’ils demeurent prégnants dans les opinions publiques européennes ou nord-américaines, servant aujourd’hui en Occident de fonds de commerce à toutes sortes d’escrocs, de manipulateurs, d’illuminés, de vendeurs de sornettes, etc., mais aussi à certains politiciens africains sans scrupules. Et il se trouve que le petit et « mystérieux » – entre guillemets – Rwanda semble focaliser ces fantasmes davantage qu’aucun autre pays d’Afrique noire.

– AFRIKARABIA : Pouvez-vous être plus précis ?

– Jean-François DUPAQUIER : Aux personnes prêtes à suivre une explication forcément longue sur l’origine de cette névrose collective, je renvoie au livre de Jean-Pierre Chrétien, « L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs » (Ed Karthala, Paris), et aux autres livres de cet éminent historien. On comprendra comment les catégories Hutu-Tutsi-Twa (Pygmées), qui existent depuis la nuit des temps au Rwanda, mais ne constituaient que des agrégations de groupes socio-professionnels fluctuants, ont été  passés à la moulinette des fantasmes raciaux européens pour être décrétés des « races » antagonistes, et à ce titre, constitutives du seul véritable enjeu politique méritant considération. Les massacres de Tutsi au Rwanda à partir de 1959, et l’extermination en 1994 d’environ 80% des Tutsi qui n’avaient pas fui leur pays (les rescapés ont été sauvés par l’avance du FPR), sont le résultat calamiteux de cette « machine à fantasmes ». Une sorte
de grenade dégoupillée par les explorateurs et missionnaires européens puis exploitée pas des politiciens rwandais prêts à tout pour s’emparer du pouvoir, puis le garder sans partage.

– AFRIKARABIA : En quoi cette histoire est-elle liée à ce que vous appelez « le flot d’inepties qui se déverse sur internet, mais aussi dans des médias réputés sérieux, au sujet du Rwanda et du régime de Paul Kagame » ?

– Jean-François DUPAQUIER : J’y viens. Le génocide contre les Tutsi en 1994 a révélé les responsabilités écrasantes de François Mitterrand et de sa camarilla – relayés sur place par les militaires français des opérations Noroit, Amarylis et Turquoise. Les uns et les autres ont réagi par des discours d’autojustification qui ont rapidement viré au réquisitoire antitutsi. Ce discours raciste « tourne en boucle », se nourrissant de lui-même par un singulier processus d’hyper radicalisation. Au point d’épouser la propagande qui a préparé puis « accompagné » le génocide au Rwanda. Nous avons mis en relief, dans le livre « Les médias du génocide » (Ed Karthala,  sous la direction de Jean-Pierre Chrétien) la propagande qui avait préparé l’extermination des Tutsi. Un génocide a besoin d’un fondement idéologique.

– AFRIKARABIA : Mais pourquoi le génocide contre les Tutsi du Rwanda en 1994 suscite-t-il des polémiques aussi radicales en France ?

– Jean-François DUPAQUIER : Au Rwanda s’est noué l’ultime avatar de l’agitation coloniale française. Je devrais dire « l’ultime avatar du duo Mitterrand-Védrine ».

– AFRIKARABIA : Pour quelle raison parlez-vous d’Hubert Védrine ?

– Jean-François DUPAQUIER : Cet homme a été porte-parole de l’Elysée de 1988 à 1991, puis secrétaire général de l’Elysée entre 1991 à 1995, officiant donc pendant toute la période d’interventions militaires françaises au Rwanda. Et durant une période où François Mitterrand, de plus en plus malade, était sur la fin pratiquement incapable de présider. Il suffit de relire par exemple les mémoires de son médecin, le docteur Gubler, de son chauffeur Pierre Tourlier, ou encore les mémoires d’Edouard Balladur qui mentionne qu’en 1994 l’idée est apparue de faire constater l’empêchement de Mitterrand à accomplir ses fonctions. On sortait le président de son lit pour de brèves apparitions publiques.
Presque tous les Français l’ignorent, mais ils avaient pour président occulte Hubert Védrine, qui tirait toutes les ficelles du pouvoir. En particulier sur le dossier Rwanda, dont il avait fait une affaire personnelle. Aujourd’hui encore, derrière l’apparence policée du personnage, on devine une hargne hors du commun lorsque Védrine défend ce qu’il prétend devoir appeler « l’héritage de François Mitterrand » concernant le Rwanda, mais qui est avant tout son propre héritage. On pourrait employer le mot « fanatisme ». Je préfère le qualificatif d’hyper-radicalisation.

– AFRIKARABIA : Vous avez déjà parlé de « processus d’hyper radicalisation ». Est-ce que vous n’exagérez pas ?

– Jean-François DUPAQUIER : La haine des Tutsi sert à fédérer un  courant conspirationniste et négationniste inquiétant. Prenons un  seul exemple : les propos répandus par un certain Roland Hureaux sur le site de Marianne2.  Année après année, ce personnage évoque une « internationale tutsi » qui déploierait ses tentacules au service des intérêts américains et israéliens (accessoirement britanniques) afin de chasser la France d’Afrique noire.

– AFRIKARABIA : En quoi ce discours est-il négationniste ?

– Jean-François DUPAQUIER : Sans toujours nier le génocide des Tutsi de 1994, il s’agit de le minimiser ou de le banaliser en inversant la réalité : les Tutsi seraient les responsables de leurs propres malheurs, il y aurait un « double génocide », et l’Etat incarné par François Mitterrand serait une victime et non pas un coupable du génocide.

– AFRIKARABIA : François Mitterrand et ses proches, des victimes ?

– Jean-François DUPAQUIER : Pour ces radicaux, le génocide de 1994 serait le produit d’un complot américain pour nuire à la France. Or le régime de Mitterrand n’a eu besoin de l’aide – ou de l’hostilité – de personne pour déshonorer la France et nuire à ses intérêts dans cette région du monde.
Le processus de radicalisation a commencé par le parapluie militaire français apporté au régime du président Habyarimana et de son épouse, qui a ainsi trouvé le temps et les ressources pour organiser méticuleusement le génocide des Tutsi. Les ultimes défenseurs de cette politique n’ont plus d’autre argument que dénoncer de prétendues tares ataviques des Tutsi. En 1994, les tueurs se justifiaient aussi en diabolisant les Tutsi. Tout ça nous renvoie à la littérature colonialiste la plus méprisable.

– AFRIKARABIA : Roland Hureaux que vous citez n’est pas le seul à propager ces thèses ?

– Jean-François DUPAQUIER : Effectivement, mais il a produit une sorte de condensé des délires sur un prétendu atavisme tutsi. Il écrit ainsi (http://roland.hureaux.over-blog.com/article-le-rwanda-les…) que « les Tutsis sont une élite africaine extrêmement douée, non seulement pour faire la guerre mais pour séduire et   pratiquer la désinformation ». Il répète sa vulgate conspirationniste le 4 août dernier sur le site de Marianne2 (http://www.marianne2.fr/Soudan-du-sud-une-independance-a-…). Sous prétexte de considération – très contestables – sur le Soudan, revoici son couplet d’un sinistre complot américain contre la France. Et l’inquisition raciale en cerise sur le gâteau : Joseph Kabila le président de RDC « est probablement tutsi ».  Selon Hureaux, qui voit des Tutsi partout.

– AFRIKARABIA : C’est une rumeur qui court depuis longtemps à Kinshasa…

– Jean-François DUPAQUIER : C’est Roland Hureaux  qui le dit. Et pourtant le père de Joseph Kabila, Laurent-Désiré Kabila, n’avait rien d’un Tutsi. Je pose à mon tour une question : est-il honorable de propager ce genre de rumeur qui semble inspiré par le fantasme ou la malveillance, et qui alimente des haines détestables en RDC ?

– AFRIKARABIA : Faut-il accorder de l’importance à de tels propos de ce Roland Hureaux, qui peuvent sembler simplement fantaisistes ?

– Jean-François DUPAQUIER : Cet individu a produit pire sur le site internet de l’hebdomadaire Marianne, très exactement le 13 février 2008. On peut y apprendre les turpitudes inouïes de « l’internationale tutsi » qui a réussi à propulser un Tutsi à la présidence des Etats-Unis. Je conseille de lire dans le texte en tapant http://m.marianne2.fr/index.php?action=article&numero…

Selon Hureaux, Obama est à la fois « un blanc déguisé en noir »  et par son père, un Kenyan de l’ethnie Luo, un « nilo-hamite ». Et il ajoute : « Eux ou leurs cousins sont au pouvoir au Rwanda, au Burundi, en Ouganda, en Ethiopie et au Soudan (quoique les Nilo-Hamitiques soudains se prétendent Arabes). De grands hommes politiques de la région comme Julius Nyerere, fondateur du socialisme ujamaa ou Yoweri Museveni, actuel président de l’Ouganda, en sont. …. Kabila, président du Congo est, dit-on, à moitié tutsi. »
Cet individu voit des Tutsi partout… Le ridicule ne tue pas, ou le délire obsessionnel se soigne, heureusement pour lui.

– AFRIKARABIA : On entend aussi beaucoup certains militaires français intervenus au Rwanda, comme le général Didier Tauzin, qui affirme « défendre l’honneur de l’armée française » ?

– Jean-François DUPAQUIER : Il y a en France une poignée de politiciens, certains romanciers, et divers régiments qui ont fondé leur identité et leurs réseaux sur une aventure coloniale mythique. Le Rwanda focalise d’autant plus leurs passions qu’ils sont conscients que leur identité ne repose sur rien de concret. Certains sont dans le registre d’une pensée délirante.

– AFRIKARABIA : Vous pensez à qui en particulier ?

– Jean-François DUPAQUIER : A cet égard, le récent livre du général Tauzin est un véritable monument dont je recommande la lecture. Par exemple lorsqu’il explique que les Hutu ont colonisé le Rwanda avant Jésus-Christ et les Tutsi, après (une affirmation lourde de sous-entendus) ! Lorsqu’un général Scrogneugneu se pique d’ethnologie et d’histoire des peuplements, c’est souvent amusant. Ce « pithécanthrope galonné » – pour reprendre une formule qui a été appliquée avec succès au général Bigeard –  pourrait lui-même faire l’objet d’une thèse d’ethnologie.

– AFRIKARABIA : Pour en revenir à Roland Hureaux, n’accordez-vous pas trop d’importance à un individu parmi tant d’autres qui se répandent sur certains sites ou dans les rayons des libraires ? La Toile n’est pas avare de propos sans fondement…

– Jean-François DUPAQUIER : Pas très connu en dehors de certains cercles d’excités, ce Roland Hureaux n’est pourtant pas échappé d’un asile. Il s’agit d’un  normalien et d’un énarque, professeur associé à l’Institut d’Etudes Politique de Toulouse, et qui a été membre du cabinet du Premier ministre Edouard Balladur en 1994. Son dernier article, déposé le 4 août dernier, montre que la venue du président Kagame à Paris a porté au paroxysme son excitation. Il n’est hélas pas le seul.

– AFRIKARABIA : Vous pensez à Pierre Péan ?

– Jean-François DUPAQUIER : D’une certaine façon, oui. Ses deux livres qui ont pour fil directeur les tragédies du Rwanda, « Noires fureurs, blancs menteurs » et « Carnages » sont dans la droite ligne du roman colonial populaire : le Blanc avisé – lui-même, évidemment – apporte la Vérité à d’obscurs africains. Il décrit sommairement (forcément, puisqu’il n’a même pas mis les pieds au Rwanda) deux pseudo tribus dont l’une, sous sa plume, suscite l’aversion et l’autre la compassion. Manichéisme et paternalisme sont les deux mamelles dont se nourrit Péan. Mais ceux qui suscitent surtout sa colère sont les Blancs anticoloniaux, qu’on appelle aujourd’hui tiers-mondistes. Tout dans ses livres nous ramène au complexe de Fachoda. Une vision primaire qu’Hubert Védrine, son ami, n’hésite pas à soutenir dans un récent article de la revue Le Débat, revue qu’on a connu mieux inspirée.
Concernant Péan, le primitif n’est pas celui qu’on pourrait imaginer… La visite du président Kagame en France s’inscrit dans ce contexte très particulier.

 http://afrikarabia2.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/08/31/kagame-a-paris-une-visite-pretexte-a-un-flot-d-inepties-selo.html

Posté par rwandaises.com