Le très long article consacré à une « nouvelle passion française » – le Rwanda – (Le Monde du 27 janvier 2012) nous a interloqués. Loin de toute complexité, voici qu’une controverse, sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994, qui a fait couler, des années durant, tant d’encre, suscité de nombreuses publications, produit de multiples prises de position, se trouve mise en récit selon une logique binaire. Il y a deux camps. Certains accusent les autorités françaises (politiques et militaires) de l’époque d’avoir été « complices » des auteurs du génocide contre les Tutsis, affirment que ce sont des extrémistes hutus qui sont les auteurs de l’attentat du 6 avril contre le président rwandais Habyarimana et les organisateurs du génocide à l’échelle du pays entier. Les autres considèrent que la France n’a rien à se reprocher, que Paul Kagame, commanditaire de l’assassinat du président, est en conséquence le responsable du génocide des Tutsis ; de ce fait, ils adhèrent à la « vérité » judiciaire du juge Bruguière.

Patrick de Saint-Exupéry incarne le premier camp, Pierre Péan, le second. Effectivement, leurs ouvrages respectifs (parus en 2004 et 2005) correspondent aux deux camps décrits par Christophe Ayad et Philippe Bernard. Associés à ces figures de proue, des journalistes, des autorités politiques et militaires, des associatifs sont nommés. Il est vrai que, dès 1994, en France, des intervenants se sont affrontés conformément à cette logique binaire, le plus souvent avec virulence, et qu’avec le temps, les oppositions se sont durcies. Une logique de radicalisation s’est imposée, si bien que des personnes qui interviennent sur les questions rwandaises et y introduisent de la complexité sans se situer d’un côté ou de l’autre se voient, néanmoins et à leur corps défendant, assigner une position dans l’un ou l’autre côté des défenseurs de « vérités simples », désignant les bons et les méchants.

MM. Ayad et Bernard ignorent tous ceux qui détruiraient la symétrie de leur tableau, y compris  dans le monde de la recherche où ils prolongent leur élan de classement. Nous ne nous y retrouvons pas. Où sommes-nous ? Nous avons édité, dès juillet-août 1995, un numéro spécial des Temps Modernes où nous dénonçons sans ambiguïté la perpétration du génocide par les extrémistes hutus. Nous avons, dans ce numéro, en d’autres écrits et dans un film (« La France au Rwanda. Une neutralité coupable », avec Robert Genoud) récusé la position ethniste de François Mitterrand soutenant la « majorité hutue », nous avons mis en cause les engagements politiques et militaires de la France au Rwanda découlant de cette position, nous avons appelé à la création d’une Commission d’enquête parlementaire. Nous pensons, et nous l’avons écrit, qu’il y a bien eu complicité politique de la France notamment parce que des personnalités rwandaises de la mouvance génocidaire ont été officiellement reçues à Paris durant le génocide. Nous considérons en outre que l’hypothèse – non exclue à ce jour – selon laquelle le commanditaire de l’attentat du 6 avril serait Paul Kagame n’exonère en aucun cas la France, elle laisse entière la responsabilité des politiciens rwandais hutus qui ont dirigé le génocide.

Enfin, C. Ayad et Ph. Bernard constatent qu’après 1994, les deux camps traitent différemment l’« inquiétante dérive autoritaire » de Paul Kagame. Ils rappellent qu’elle est mise en avant par ceux qui exonèrent la France de toute responsabilité dans le génocide pour renforcer leur thèse sur la responsabilité de Kagame, tandis que ceux qui accusent la France ont tendance à « fermer les yeux » sur cette « dérive ». Nous avons à plusieurs reprises publié des articles sur les massacres de masse commis par le FPR, au Rwanda et en République démocratique du Congo, sur les assassinats de journalistes et d’opposants à Paul Kagame : pour nous, cela ne signifie nullement l’approbation de la politique française mise en œuvre entre 1990 et 1994. Alors, où sommes-nous ? Du côté Saint-Exupéry ou du côté Péan ? Nous et bien d’autres, chercheurs ou non-chercheurs, ne nous rangeons ni dans l’un, ni dans l’autre de ces camps.