Les faits. Les 22e commémorations du génocide des batutsi le 7 avril dernier ont été une nouvelle occasion de relancer le combat pour la pénalisation du négationnisme du génocide perpétré au Rwanda en 1994. Une demande sur la table depuis plusieurs années déjà et qui faisait encore l’objet d’un colloque organisé par Ibuka fin mars.

 L’extension de la loi de 1995 pénalisant le négationnisme de la Shoah au génocide des batutsi est-elle nécessaire ? Quels sont aujourd’hui les obstacles à celle-ci ? Où se situe la Belgique sur le plan européen ? Experts, politiques et personnes de terrain ont répondu à nos questions.

Pour Florence Caulier, animatrice socio-culturelle du Centre d’éducation à la citoyenneté (CCLJ), « l’extension de la pénalisation du négationnisme au génocide des batutsi ou alors la création d’une nouvelle loi punissant le négationnisme de ce génocide est indispensable. En effet, la loi pénalisant le négationnisme est une déclinaison des lois pénalisant l’incitation à la haine. Or, de nombreux génocidaires sont venus se réfugier en Europe, en Belgique notamment, où ils continuent leur propagande raciste anti-tutsi », affirme-t-elle. « J’ai été très surprise d’entendre un adolescent d’une école bruxelloise, qui participait à notre programme “ La Haine, je dis NON ! ”, répandre la thèse du “double génocide rwandais” au sein de sa classe et affirmer que le gouvernement rwandais actuel serait un “gouvernement tutsi face à une population hutu”. En le questionnant sur ses sources, j’ai réalisé qu’il avait été influencé par ses amis rwandais, partisans des théories négationnistes, et par l’information récoltée sur certains sites internet de même tendance. Le premier contact de ce jeune étudiant avec l’histoire du Rwanda et celle du génocide des batutsi est une lecture fausse, idéologiquement orientée des événements, qui continue à entretenir une rivalité ethnique Hutu-Tutsi. L’outil juridique nous permettrait d’éviter que ce type de discours ne se répande encore davantage auprès de jeunes qui connaissent peu, voire pas du tout, l’histoire du génocide des batutsi au Rwanda. Enfin, il existe un ensemble complexe de facteurs qui accompagnent les rescapés dans leur processus de résilience, et il me semble que la reconnaissance du monde extérieur face à l’événement traumatique qu’ils ont vécu contribue à cette résilience. De la même manière, la poursuite pénale des personnes qui, volontairement et intentionnellement, nient ou falsifient la réalité du génocide favorisera la reconstruction des rescapés vivant en Belgique ».

Déo Mazinaest le président de l’Association Ibuka Mémoire et Justice. « Le négationnisme du génocide perpétré contre les batutsi au Rwanda en 1994 est une réalité en Belgique », confirme-t-il. « Les rescapés le vivent au jour le jour à travers des paroles, des écrits sur internet, des images, des insultes et des agressions dans les écoles, les rues, etc. Ces agissements prennent la forme d’une négation pure et simple de ce génocide, d’une minimisation, d’une banalisation, d’une justification ou d’une accusation en miroir renvoyant dos à dos les bourreaux et leurs victimes. Et les auteurs ne sont pas que rwandais, certains non-Rwandais s’y livrent également ». La mise en place en Belgique d’une loi punissant le négationnisme du génocide des batutsi est indispensable pour Ibuka. « A cause du vide juridique existant en Belgique, les auteurs des thèses négationnistes ne craignent pas d’être traduits en justice et répandent impunément leurs opinions destructrices, ce qui est insupportable pour les victimes, les empêche de faire leur deuil et de se reconstruire. Ce négationnisme menace aussi l’ordre et la sécurité publique, car il constitue une sorte de radicalisme et de rejet de l’autre, avec des conséquences incalculables ». Pour Déo Mazina, « l’objectif de cette pénalisation serait également d’empêcher toute réhabilitation ou importation en Belgique d’une logique génocidaire portant atteinte à la mémoire des victimes, non seulement du génocide des batutsi, mais aussi celui des Arméniens et de leurs descendants. Cette pénalisation servirait de leçon à la future génération, surtout en ce qui concerne la prévention contre l’intolérance, la haine et la violence. Elle constituerait une base d’apprentissage citoyenne au respect de toute vie humaine, quelle qu’en soit la différence ».

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 L’ancien président du Comité des Arméniens de Belgique Michel Mahmourian s’est depuis longtemps mobilisé sur la question qui touche de la même façon les victimes du génocide des Arméniens. « Alors que, depuis la loi Moureaux (1981), le peuple souverain a mis les racistes au ban de la société, comment se fait-il que l’autorité politique semble avoir perdu ses moyens face au négationnisme qui déferle, au point de paraître regretter de l’avoir érigé en délit par la loi du 23 mars 1995 ? », déclare-t-il. « L’ancien patron de la Sureté de l’Etat a récemment esquissé la réponse : “ Aucun gouvernement n’a pris la radicalisation au sérieux ”. De même, on laisse la benoîte Cour européenne des Droits de l’Homme crosser les Etats lorsque leurs tribunaux osent punir des provocations négationnistes (Arrêt Perincek c. Suisse, 15 octobre 2015) au nom de la sacro-sainte liberté d’expression, même lorsque ce qui a été dit “ heurte, choque ou inquiète l’Etat ”. Mais la radicalisation a accouché du terrorisme, auquel on déclare enfin la guerre. Si l’on ouvre les yeux sur les ravages causés par l’importation du salafisme, d’autres propagandes mortifères ont été importées : l’antisémitisme déguisé en antisionisme, le négationnisme de l’Etat turc et celui, revanchard, des génocidaires du Hutu Power réfugiés en Belgique. Pénaliser ces négationnismes contribuerait, en outre, à dégager nos concitoyens, binationaux ou non, de l’étreinte de leur pays d’origine et à favoriser leur intégration. C’est surtout vrai pour les Turcs, mais l’ambassade de Turquie n’est pas la seule à maintenir la pression sur ses ressortissants »

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 La pénalisation du négationnisme du génocide commis contre les natutsi est une nécessité pour tous les pays du monde, parce que le génocide lui-même est un crime contre l’Humanité par excellence », estime le directeur de la CNLG (Commission nationale de lutte contre le génocide) Jean-Damascène Bizimana, depuis le Rwanda. « Ce crime est puni par la communauté internationale. Il serait alors incompréhensible que sa négation ne soit pas pour autant réprimée. C’est aussi une nécessité parce que les Nations Unies, à travers la résolution 2150 (2014), demandent à ses Etats membres d’adopter des dispositions juridiques pour sa répression. C’est donc une obligation internationale de réprimer ce génocide, d’autant plus que les Nations Unies et divers Etats ont une responsabilité dans ce génocide et que certains d’entre eux l’ont reconnue, tels que la Belgique, l’ONU ou l’Union africaine. Au Rwanda, une loi du 11/09/2013 permet de sanctionner le négationnisme d’une peine allant de 5 à 9 ans de prison. Et dans des pays comme la Suisse où ce crime est réprimé, on se rend compte de son efficacité. La pénalisation du négationnisme de ce génocide continue de faire débat au Rwanda et sur le plan international, l’organisation de nombreux colloques internationaux le démontre, comme celui organisé en octobre 2015 au Sénat français par EGAM. Il est certain que la pénalisation de la négation de tout génocide reconnu par l’ONU permettrait de limiter l’expansion de ce dangereux phénomène ».

Députée régionale et communautaire Ecolo, Barbara Trachte est particulièrement sensible à la cause tutsi. « Ma mère est tutsi, elle est arrivée en Belgique dans les années 70 comme réfugiée », explique-t-elle. « J’avais 13 ans en 1994 et mon oncle était par hasard en Belgique. Il s’est retrouvé nez à nez dans un tram avec quelqu’un de son village qui était impliqué dans l’assassinat de notre famille. Sur base de la loi de compétence universelle, il a alors déposé plainte avec d’autres victimes. Malheureusement, en dépit de cette loi, il n’y avait pas à l’époque la volonté politique de réagir. Il a fallu attendre le changement de majorité, avec les excuses officielles du Premier ministre Open-VLD Guy Verhofstadt en 2000 au Rwanda, pour que les procès contre les génocidaires s’ouvrent en Belgique. Mes parents sont d’ailleurs au cœur des trois procès qui ont eu lieu, le deuxième concernant directement ma famille ». La députée estime notre pays en avance par rapport aux autres, même si certains génocidaires courent toujours. « Pouvoir juger des faits qui ne se sont pas produits en Belgique et dont les auteurs ne sont pas belges, parce que ceux-ci ont été retrouvés en Belgique et parce qu’il s’agit de faits d’une gravité qui porte atteinte à tous, peut être un vrai motif de fierté », considère-t-elle, réclamant toutefois la nécessité de pénaliser, outre la participation aux faits, le négationnisme du génocide des batutsi. « Il ne s’agit pas d’une demande symbolique, les insultes et menaces des victimes sont une réalité en Belgique. La dénomination “génocide rwandais” inscrite sur la stèle commémorative à Woluwe-Saint-Pierre laisse d’ailleurs la porte ouverte aux discours négationnistes ». En citoyenne engagée, la mère de Barbara, Bernadette Mukagasana, s’attelle de son côté depuis 2014 à rencontrer les députés fédéraux pour leur expliquer la situation et tenter de les convaincre de la nécessité d’une pénalisation. « Elle a obtenu un retour positif, y compris au sein de la majorité fédérale MR », assure Barbara Trachte, qui espère une concrétisation proche par l’extension de la loi de 1995. « Le processus est en cours et rien ne semble pouvoir l’arrêter, le rôle du CD&V (le Premier ministre Dehaene et le ministre De Clerck avaient pleinement assumé le retrait des Casques bleus de Kigali, avec les suites que l’on sait, ndlr) sera déterminant ».

http://www.cclj.be/actu/politique-societe/penaliser-negationnisme-genocide-tutsis-necessite

Posté le 13/05/2016 par rwandaises.com