La République démocratique du Congo célèbre les soixante ans de sa décolonisation, qui ne signifie pas forcément 60 ans d’indépendance effective. Grâce à une triste actualité brûlante, des épisodes douloureux de l’histoire de ce vaste pays sont intensément rappelés, commentés, discutés.
La brutalité et la barbarie des agents de Léopold II pour rentabiliser ce vaste territoire que le roi des Belges réussit à s’arroger au cœur de l’Afrique. Le sang congolais sur le marché de l’ivoire, de l’hévéa, du caoutchouc, selon les besoins de l’industrie européenne de l’époque. Un roi qui ferma les yeux et les oreilles face à toutes les dénonciations dont ses pratiques firent l’objet, tant il était focalisé sur ses seules préoccupations mercantilistes. L’exploitation coloniale belge poursuivit le modèle léopoldien, avec une administration coloniale dont les intérêts de la métropole l’emportaient sur toute autre considération favorable aux indigènes. Dans la colonie belge cohabitaient deux mondes parallèles et différents : le monde du colonisateur, idéalisé ; et celui du colonisé, à transformer, à faire « évoluer ». Chacun de ces modèles avait ses règles et ses procédés, ses droits et ses obligations qui en conditionnaient et orientaient le développement. L’organisation et le fonctionnement de la société coloniale rappelaient en permanence au noir qu’il était différent de l’homme blanc, il était et devait demeurer l’inférieur soumis.
Sous les deux régimes donc, les Congolais payèrent le prix fort de l’expansion capitaliste du 19è au 20è siècle.
Il a fallu attendre la fin de la deuxième guerre mondiale, pour que l’évolution du contexte global impose au colonisateur de tenir compte des aspirations et revendications légitimes des autochtones. Des investissements furent réalisés dans les secteurs sociaux (éducation, santé, logement), et progressivement s’imposa la prise en compte des droits civils et politiques dévolus aux colonisés. Un élan nouveau, qui débouchera sur la proclamation de l’indépendance officielle du Congo le 30 juin 1960 !
Enseigner l’histoire de la colonisation, c’est en démontrer toutes les facettes, et démonter toutes les fausses évidences répandues. Si aujourd’hui beaucoup de gens croient à tort que la Belgique ne fait qu’aider le Congo depuis des années, il faut rappeler comment après la seconde guerre mondiale, la petite Belgique a pu s’en sortir sans endettement extérieur, grâce aux réserves de la colonie, alors que les autres pays européens engagés dans le conflit en sortirent lourdement endettés. C’est rappeler aussi comment, après la Table ronde économique d’avril 1960, des fleurons du portefeuille de l’état congolais passèrent sous le giron belge, grâce à une manœuvre du colonisateur procédant à des réformes légales approuvées par des futurs dirigeants postcoloniaux qui n’en mesuraient pas la portée. C’est redire comment la jeune et fragile démocratie naissante dans le Congo Indépendant avait été décapitée avec l’assassinat de Patrice Lumumba et la sécession du Katanga, deux opérations commanditées par la Belgique, alors que le Congo venait d’être déclaré indépendant. Jusqu’à sa mort en 2000, le commissaire de police belge Gérard Soete se vantait d’avoir disséqué à la scie les corps de Patrice Lumumba et ses compagnons d’infortune (Mpolo et Okito), avant de les dissoudre dans l’acide ; et déclarait même détenir – comme un trophée de guerre- des dents du père de l’indépendance du Congo. Mais cet agent colonial vécut paisiblement en Belgique sans aucune poursuite pour ce crime odieux !
Dans l’élimination de Lumumba comme dans l’installation puis la consolidation du sinistre régime de Mobutu, la Belgique fut à l’avant-plan du néocolonialisme et de l’impérialisme occidental. Au nom de la guerre froide, le Congo (Zaïre) fut alors la plaque tournante des stratégies occidentales visant à contenir l’expansion du communisme en Afrique centrale. Des opposants à la dictature de Mobutu furent ainsi systématiquement éliminés ou contraints à l’exil, jusqu’à l’avènement de la Perestroïka de Gorbatchev et la chute subséquente du mur de Berlin qui amenèrent un vent nouveau sur l’échiquier géopolitique mondial.
Mais à l’occasion de la célébration de ce soixantenaire de l’indépendance du Congo, on ne doit pas se contenter d’une lecture passéiste de l’histoire de ce pays. Ni se servir des dénonciations des travers et des crimes du système colonial et de ses relents postcoloniaux pour occulter d’autres évolutions historiques tout aussi déplorables. Notamment l’échec cuisant des élites congolaises postcoloniales à transformer ce pays en havre de paix et de prospérité pour ses ressortissants. Au lieu de cela, ces élites postcoloniales ont mis en place un système de prédation et de corruption généralisée qui inhibe tout espoir de redressement, avec une classe politique qui se fourvoie et se dévoie.
Alors même que, en 1960, le Congo comptait parmi les pays les plus prospères, avec des infrastructures parmi les plus développées du continent africain, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Il n’est pas rare d’entendre les plus anciens du Congo évoquer avec nostalgie la période coloniale, où ils avaient des meilleurs salaires, une meilleure éducation, des bons soins de santé, etc.
Les années Mobutu avaient mis à terre l’économie et réduit quasi à néant l’appareil étatique du pays. Les années Kabila (père et fils) y ont déversé de nombreux seigneurs de guerre qui sèment la terreur et la cruauté dans l’occupation et l’exploitation d’un pays self-service.
Les ressources naturelles, dont certaines sont de plus en plus prisées sur les marchés mondiaux en fonction des besoins industriels actuels, continuent à faire couler le sang des Congolais, dans l’indifférence du monde dit civilisé. Au moment où l’on dénonce le racisme et ses racines coloniales, son impact durable sur les diasporas et leurs enfants, l’Est du Congo continue d’être le théâtre d’exactions répétitives de groupes armés ou d’armées étrangères qui massacrent et terrorisent les populations locales aux fins d’exploiter illégalement des minerais et autres produits précieux. Et ces matières premières atterrissent dans les chaînes d’approvisionnement et de production de grandes firmes européennes et internationales, qui feignent d’en ignorer l’origine criminelle. Aujourd’hui, si certains historiens évoquent le chiffre de 5 à 10 millions de morts causés par la brutalité ou la dureté de la vie dans le système d’exploitation à l’époque de Léopold II, il est frappant de constater que dans les dernières guerres menées par des pays voisins (Rwanda et Ouganda en particulier) avec leurs complices nationaux sur le sol congolais, les estimations de pertes en vies humaines oscillent dans les mêmes proportions ! Et on continue à dérouler le tapis rouge pour des bourreaux qui prospèrent ainsi sur le sang de ces pauvres populations…
Il ne faut donc pas se limiter à incriminer le seul passé lointain. Le triste sort des populations congolaises spoliées de leurs richesses naturelles incite à une introspection dynamique qui questionne aussi le présent. Des millions de morts de la période coloniale méritent justice et réparation. Les millions des morts de la barbarie récente méritent la même justice aussi. Et face à tant d’autres drames qui se déroulent nous nos yeux actuellement, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas… En même temps qu’elle s’engage à revisiter son passé colonial, envisage la formulation d’excuses, la Belgique pourrait porter au premier plan une revendication européenne pour la création d’un tribunal international spécial pour juger les crimes commis au Congo.
Finalement, qu’est-ce qui a changé pour les Congolais ? En quoi le pays est-il démocratique ou indépendant ? A l’impérialisme occidental souvent dénoncé se sont ajoutées d’autres formes d’impérialisme, au bénéfice de nouveaux acteurs et prédateurs venus de partout (Rwanda, Ouganda, Chine, Inde, et autres…). Soixante ans après, les Congolais attendent toujours l’avènement du mieux-être et semblent en quête d’une seconde indépendance.

Dieudonné Wamu Oyatambwe
Politologue

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