(Libre antenne 02/10/2008)

Partant de l’image du Rwanda laissée dans la mémoire de la plupart des gens lors du génocide contre les Tutsi en 1994, certaines personnes ignorant la réalité démographique, culturelle, sociale et politique du Rwanda d’avant la colonisation et l’évangélisation continuent à penser que ce pays, à l’instar de plusieurs autres pays africains, est formé par une population composée d’ethnies ou tribus que tout oppose.
En effet, depuis un certain temps le travestissement de la réalité et de l’histoire du Rwanda et surtout la présentation simplificatrice de la réalité rwandaise par certaines personnes lors du génocide de 1994 continuent généralement à influer sur l’image du Rwanda à l’extérieur.

Pourtant, même si nous devons reconnaître que, jusque maintenant « autour des concepts Hutu, Tutsi et Twa, les questions sur leur origine et leur ordre d’arrivée ainsi que leur appartenance ethnique restent sans réponses concordantes sur le plan scientifique » (F. MUHIMPUNDU, Education et citoyenneté au Rwanda, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 24), il faut aussi savoir que, au Rwanda, Hutu, Tutsi et Twa partagent la même langue, la même culture, occupent indistinctement le territoire national, etc.

A propos de la population rwandaise, l’on sait bien que, les premiers écrits qui ont été publiés ( à noter qu’avant le contact avec les Occidentaux, la société rwandaise était de tradition orale) se sont principalement basés sur des publications des explorateurs européens de la fin du 19ème siècle qui, à la recherche des sources du Nil, avaient consigné dans leurs journaux de bord leurs impressions sur les populations qu’ils avaient rencontrées. Dans la région des Grands Lacs africains et notamment au Rwanda et au Burundi, ils avaient mis l’accent sur les différences physiques qu’ils avaient observées au sein de ces populations. Tout en occultant l’histoire et la composition des divers clans qui comprenaient indistinctement Hutu, Tutsi et Twa, ils ont privilégié de les appeler des ethnies et, ainsi, de présenter ces trois composantes de la population comme étant essentiellement et réellement des ethnies différentes.

Les auteurs qui ont écrit l’histoire du Rwanda au début du 20ème siècle sont restés sur la même lancée tout en essayant de montrer le caractère ‘‘scientifique’’ de ces différences ( voir, entre autres, J. HIERNAUX, Les caractéristiques physiques des populations du Ruanda et de l’Urundi. Bruxelles : Institut royal des sciences naturelles de Belgique, 1954).
Bien que la science n’ait jamais pu convaincre que Hutu, Tutsi et Twa constituent trois ethnies différentes, malgré tout l’administration coloniale ainsi que les autorités rwandaises post-coloniales de la Première (1962-1973) et la Deuxième républiques (1973-1994) ont toujours affirmé et pris ces trois groupes de la population rwandaise comme étant bel et bien des ethnies différentes. Au fur du temps l’accentuation et/ou l’exploitation, à des fins politiques, des différences réelles ou fictives entre Hutu, Tutsi et Twa, ne faisait que créer ou renforcer des antagonismes susceptibles de conduire, un jour ou l’autre, à des situations potentiellement dévastatrices.

Dans le Rwanda précolonial, les appellations hutu, tutsi et twa existaient. Les Hutu, les Tutsi et les Twa n’étaient pas perçus comme des ethnies ou des races différentes, mais plutôt comme des groupes sociaux ou des catégories sociales. Dans certains cas l’on pouvait d’ailleurs passer d’un groupe à l’autre.
Le pays n’était certes pas un paradis terrestre ou, comme le dit bien G. Prunier, « le Rwanda n’a franchement jamais été, avant l’arrivée des Européens une terre de paix et d’harmonie bucolique ; or il n’y a dans son histoire précoloniale aucune trace de violence systématique entre Tutsi et Hutu en tant que telle »(G. PRUNIER, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, Paris, Dagorno, 1995, p. 55. Cité par D. BYANAFASHE (sous la direction de) , Les Défis de l’Historiographie rwandaise, Tome 1 : Les faits controversés, Editions de l’Université Nationale du Rwanda, 2004, p. 84).

L’époque coloniale qui se situe plus précisément entre 1894 et 1962 fut la source de beaucoup de changements dans la société rwandaise. Les Allemands furent les premiers colonisateurs du pays et ils sont remplacés par les Belges, après la Première guerre mondiale. « Les deux avaient choisi l’administration indirecte, qui impliquait de maintenir, pour la gestion des affaires intérieures du pays, le système politique existant. Cependant, malgré cette promesse, des changements ont été introduits bon gré mal gré dans le système indigène » (F. MUHIMPUNDU, Education et citoyenneté au Rwanda, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 51). Ainsi, étape par étape, l’administration coloniale, particulièrement l’administration coloniale belge, détruira les principaux fondements symboliques de la monarchie rwandaise.

Contrairement à la réalité sur le terrain, les Occidentaux vont mettre en circulation et appuyer des idées, concernant l’histoire du peuplement du Rwanda ainsi que la composition de sa population, très contestables et porteuses de germes de division de la société rwandaise.
Avant l’arrivée des Européens au Rwanda, et ainsi avant la connaissance de l’écriture et l’établissement de l’école moderne, la société rwandaise avait des légendes, conservées et véhiculées par la tradition orale. Certaines légendes accordent un même ancêtre aux divers clans du pays, mettant ensemble Hutu, Tutsi et Twa selon des proportions variables (Voir M. HERTEFELT, Les clans du Rwanda ancien, Butare: INRS, 1971). D’autres, tel le mythe de Gihanga, mythe Nyiginya selon certains, attribuent aux Tutsi une origine céleste. Ce qui est sûr et certain, des chercheurs sont unanimes là-dessus, c’est que, depuis plusieurs siècles avant la colonisation, le peuple des Banyarwanda, habitants du Rwanda et parlant la même langue le Kinyarwanda, comprend les trois groupes, à savoir Hutu, Tutsi et Twa, se trouvant indistinctement dans les mêmes clans.

A propos du peuplement du Rwanda, même s’ils n’ont pas réussi à présenter des arguments scientifiques pertinents et irréfutables, les Occidentaux vont néanmoins pouvoir imposer une thèse, dite aujourd’hui ‘‘traditionnelle’’ qui affirme que le peuplement du Rwanda s’est effectué par vagues successives : les Twa, essentiellement sylvicoles, seraient les occupants primitifs ; puis les Hutu issus des peuples de la langue bantoue, agriculteurs et défricheurs, à organisation décentralisée seraient arrivés en deuxième lieu ; enfin, à des époques très variables selon les auteurs : cela va du 9ème au 17ème siècle, des éleveurs Tutsi seraient arrivés progressivement, venant du Nord ou de l’Est, avec leurs vaches aux cornes en forme de lyre. On les a qualifiés de ‘‘Hamites’’ ou de ‘‘Nilo-Hamites’’ et on leur a attribué les origines les plus fantaisistes : l’Ethiopie, l’Egypte, le Yémen, Koush, le Proche-Orient, l’Inde, etc.
Cette thèse va, malgré tout, s’imposer . Elle sera véhiculée par l’écriture et l’éducation, sans oublier son exploitation par des autorités politiques égocentriques.

Il y aura, ensuite, une seconde thèse, présentée comme étant issue de la nouvelle historiographie rwandaise, qui précise que les Hutu, les Tutsi et les Twa forment la même ethnie : leur distinction ( si distinction il y a !) aurait été due historiquement à des mécanismes internes de différenciation et de stratification sociales comme il en existe dans toutes les sociétés. La différence serait due au mode de vie, à l’éducation, à l’alimentation, à la forme de travail et à la psychologie de classe ( Voir P. ERNY, Rwanda 1994. Clés pour comprendre le calvaire d’un peuple, L’Harmattan, Paris, 1994, pp. 25-27).

Il faudrait bien se rappeler que : « Quand les Européens arrivèrent au Rwanda, confrontés à une organisation politico-sociale sophistiquée, ils ne purent concevoir que des Africains – des « nègres » – aient pu mettre en place un tel système. Ils imaginèrent donc une théorie dite de « l’ascendance hamitique » des Tutsi, qui selon eux étaient les seuls chefs du pays. Se basant sur des différences physiques soi-disant nettes, ils prêtèrent aux Tutsi des origines extra-bantoues, divisant ainsi la société rwandaise en deux camps basés sur l’ethnie. Ce sont donc des théories raciologiques venues d’Europe qui contribuèrent à fonder l’ethnisme rwandais » ( N. AGOSTINI, La pensée politique des génocidaires Hutu, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 19).

Dans les années 1934-1935, un recensement général de la population fut mené par le pouvoir colonial belge. On attribua à tous les Rwandais des livrets d’identité (sorte de carte d’identité) dans lesquels, figurait, entre autres mentions, celle d’ethnie, à savoir hutu,tutsi, twa.
« A première vue, ces mentions n’ont rien de sinistre, mais le critère de base qui les déterminait, l’appartenance à une ethnie donnée, n’était pas objectif et devait plus tard exacerber le problème hutu-tutsi. En effet, le critère pour déterminer qui était hutu ou tutsi était le nombre de têtes de gros bétail. Celui qui n’avait pas jusqu’à ‘‘dix vaches’’, même s’il était d’origine ‘‘tutsi’’, était recensé ‘‘cultivateur’’ donc ‘‘hutu’’. La profession déterminait ainsi l’appartenance ethnique alors que, normalement, elle ne détermine qu’un mode de vie.
Un autre problème est que la profession n’étant pas fermée, le fait d’être agriculteur ou éleveur est commun à la plupart des Rwandais qui font aussi bien de l’agriculture que de l’élevage » (D. BYANAFASHE (sous la direction de), Les défis de l’Historiographie, 181-182). Ainsi furent figées des catégories sociales qui, auparavant, pouvaient être relativement mouvantes.
Dans toute la société rwandaise, en général, ce processus de différenciation de la population rwandaise fut, au cours du temps, accompagné par ce discours divisionniste, « racial » qui ne fera que, petit à petit, créer et renforcer des antagonismes entre Hutu et Tutsi.

A propos de ces « cartes d’identité », il faut justement dire que les Rwandais ont été classés et étiquetés différemment sans qu’il y ait vraiment des critères objectifs scientifiquement vérifiables. A défaut de ces critères scientifiques, il ne restait plus que de la fabulation. Sur foi de certains ethnologues et autres anthropologues essentiellement occidentaux, les colonisateurs belges arrêtèrent que, de toute façon, il y avait trois ethnies ou trois races au Rwanda et cela devait, à partir de ce moment-là, être admis par tous comme un axiome (D. BYANAFASHE (sous la direction de), Les défis de l’Historiographie, 181).
De là, à notre avis, l’on ne manquerait même pas de se poser des questions sur la véracité des estimations numériques attribuées à chaque ethnie de la population rwandaise qui, jusqu’au génocide contre les Tutsi en 1994, donnaient généralement les proportions chiffrées suivantes : 84% de Hutu, 14% de Tutsi et 1% de Twa. Pendant longtemps, chose curieuse et étonnante, ces chiffres n’ont pas subi de variation. Même après le génocide de 1994 contre les Tutsi, certains « spécialistes » du Rwanda sont encore fixés sur ces chiffres !

La période post-coloniale aurait normalement dû être mise à profit par les nouvelles autorités du pays pour redresser la situation et rétablir la vraie réalité des faits , mais les choses se passèrent autrement. La construction et le renforcement des différences, ethniques, régionales et autres par des pouvoirs politiques sectaires et leur intériorisation ( surtout grâce à l’éducation prise au sens large) par la population rwandaise devenaient, du moins pour certains rwandais, une réalité palpable. Pour des ‘‘raisons politiques’’, la manipulation de cette population par les régimes politiques du Rwanda ‘‘ indépendant’’ rendait possible la provocation, à tout moment, des conflits à caractère ethnique, ou présentés comme tels.
En 1994, le génocide contre les Tutsi et qui a emporté plus d’un million de personnes ne pourrait, malheureusement, que confirmer ce constat.

Sébastien GASANA
Doctorant en Sciences Sociales
Spécialisation en sociologie.