> Elle était la protégée de la France, elle est aujourd’hui rattrapée par la
> justice. Agathe Habyarimana, épouse du défunt président rwandais, a-t-elle
> une responsabilité dans la génocide des Tutsis en 1994 ?
>
> Elle se rend chaque matin à la messe. Devant les photographes, elle prend
> soin de poser entourée de ses enfants. Elle ne peut réfréner ses larmes à
> la moindre évocation de l’attentat qui, le 6 avril 1994, a emporté son
> époux, alors président du Rwanda, Juvénal Habyarimana. Ses cris de
> vengeance, ses appels aux meurtres lancés le soir même de sa mort ? Son
> rôle dans l’extermination des Tutsis perpétrée dans la foulée, mais ourdie
> des mois, des années plus tôt ? Des calomnies, dit-elle, destinées à
> couvrir les véritables coupables. Son influence occulte ? Son emprise sur
> le pays à travers son clan familial ? Encore des mensonges colportés par
> ses ennemis.
>
> D’un seul coup, voilà Agathe Habyarimana rattrapée par son passé,
> assaillie par des dossiers qui dormaient dans des tiroirs. Le 2 mars, en
> vertu d’un mandat d’arrêt international émis cinq mois auparavant par
> Kigali, elle a été arrêtée à son domicile de l’Essonne, présentée devant
> le parquet, puis libérée et placée sous contrôle judiciaire. Une semaine
> plus tard, elle était entendue pour la première fois par les gendarmes
> dans le cadre d’une autre procédure, une plainte déposée en 2007 par un
> collectif de victimes pour complicité de génocide et crimes contre
> l’humanité. Sa demande d’asile a été rejetée définitivement par le Conseil
> d’Etat en 2009. Depuis, elle peut être expulsée à tout moment.
>
> Un dénouement inattendu pour celle qui fut la protégée des autorités
> françaises. Paris, qui a envoyé ses soldats à sa rescousse, qui l’a
> accueillie, qui lui a offert un pécule pour s’installer, qui l’a même
> autorisée des années plus tard à circuler avec un faux passeport, semble
> la traiter aujourd’hui en paria.
>
> Une volte-face qui coïncide avec le rétablissement, puis la relance des
> relations diplomatiques entre les deux pays. «Maman a été interpellée cinq
> jours après la visite de Sarkozy à Kigali. Difficile de ne pas faire le
> lien !», s’écrie son fils, Jean-Luc, devenu le porte parole de la famille.
> Il conseille les entreprises qui veulent s’implanter en Afrique. «Mais
> depuis deux semaines mes activités sont entre parenthèses. »
>
> Une paisible sexagénaire
>
> Agathe Habyarimana se présente en victime incomprise. Une réfugiée traquée
> par les ex-rebelles du FPR le Front patriotique rwandais, aujourd’hui au
> pouvoir à Kigali. Comment soupçonner du pire des crimes cette paisible
> sexagénaire exilée dans un pavillon de banlieue ? Elle n’était qu’une
> femme au foyer, plaide-t-elle en 2007 devant la Commission des Recours des
> Réfugiés, qui n’écoutait pas la radio et se bornait à «préparer les repas
> ou à jardiner», entre deux visites à des orphelins. La politique ? Elle
> n’en parlait jamais. «Mon père n’aimait pas ça, dit Jean-Luc. A la maison,
> il préférait se détendre en regardant des films de Bourvil. »
>
> Tout autre est le portrait dressé par les chercheurs, témoins du Tribunal
> pénal international pour le Rwanda (TPIR) chargé de juger les auteurs du
> génocide, ou acteurs de l’époque, même les moins hostiles à son égard.
> Elle fait partie des tenants du Hutu Power (la suprématie hutue). «Elle
> était plutôt dans l’aile dure», confirme le général Christian Quesnot,
> alors chef d’état-major particulier de François Mitterrand. Loin d’être
> une épouse effacée, elle occupe un rôle clé au sein du régime. Ses
> détracteurs lui prêtent une telle puissance qu’ils l’appellent «
> Kanjogera », du nom d’une reine-mère sanguinaire de la fin du XIXe. Fille
> d’un riche commerçant, Agathe descend d’une haute lignée hutue,
> contrairement à son époux qui est d’origine modeste. La rumeur lui
> attribue même des racines étrangères.
>
> Porté à la tête de l’Etat par un putsch en 1973, Juvénal Habyarimana
> s’appuie sur sa femme et ses proches au point de devenir «leur
> prisonnier », écrit l’historien Gérard Prunier (1). Le « clan de Madame »
> tient les principaux leviers du pays. Les frères, demi-frères, cousins –
> Protais Zigiranyirazo, préfet des préfets, dit « Monsieur Z » ; Elie
> Sagatwa, chef de la sécurité présidentielle ; Séraphin Rwabukumba, maître
> de l’import-export. .. forment un pouvoir parallèle, surnommé l’akazu (« la
> cour »). C’est en son sein, toujours selon Prunier, que naît le projet, à
> la fin 1992, d’« un massacre à grande échelle de la plupart des Tutsis et
> des Hutus modérés ».
>
> Le 6 avril 1994, Juvénal Habyarimana se rend au sommet de Dar es-Salaam.
> Il vient finaliser la mise en oeuvre des accords de paix qui prévoient le
> partage du pouvoir avec les rebelles du FPR. Un compromis, arraché sous la
> pression, considéré par l’Akazu comme une trahison. A son retour à Kigali,
> deux missiles frappent son jet offert par Mitterrand. Débris et corps
> tombent dans la résidence présidentielle qui jouxte l’aéroport.
>
> En entendant l’explosion, «j’ai pris peur et je suis tout de suite montée
> à la chapelle pour prier en espérant que ce ne soit pas l’avion de mon
> mari. [ … ] Vingt minutes plus tard, Jean-Luc m’a dit : «Maman, pour
> papa, c’est fini» », racontera Agathe Habyarimana au juge français
> Jean-Louis Bruguière, chargé à partir de 1998 d’enquêter sur l’attentat
> (2). Jean-Luc, lui, photographie au flash le cadavre de son père, retrouvé
> dans un massif de fleurs. « C’était quelque chose de spontané. J’ai donné
> les photos à l’agence Gamma et à «Jeune Afrique». »
>
> « Il fallait tuer tous les Tutsis »
>
> Juvénal Habyarimana a-t-il été tué par un commando du FPR ou par des
> extrémistes hutus ? « Sa femme lui en a voulu atrocement d’avoir accepté
> un partage du pouvoir», estime Hubert Védrine, alors secrétaire général de
> l’Elysée. Son meurtre donne le signal du génocide. Dans la résidence
> transformée en chapelle ardente, les désirs de vengeance semblent
> l’emporter sur l’esprit de recueillement.
>
> « Lorsque nous pleurions devant le corps de papa, Mme Habyarimana nous a
> dit qu’il ne fallait pas pleurer parce que, si les ennemis nous voyaient,
> ils seraient contents. Elle a ajouté qu’il fallait prendre un fusil, comme
> son fils Jean-Luc », dira Marie-Claire Uwimbabazi, fille du médecin
> personnel du président (mort lui aussi dans l’attentat), devant
> l’Auditorat militaire belge, en juin 1994. Elle entend aussi une des
> soeurs du défunt, une religieuse, dire qu’« il fallait tuer tous les
> Tutsis ».
>
> Des listes de cibles sont-elles alors dressées ? Dans la nuit du 6 au 7
> avril, des dirigeants hutus modérés sont assassinés. A commencer par le
> Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana. Deux témoins indirects ont
> affirmé devant le TPIR qu’Agathe Habyarimana avait donné l’ordre exprès de
> l’exécuter. «Leurs dépositions ont été invalidées », déclare Jean-Luc. Et
> l’accusation portée contre lui par la fille du médecin? Le 7 avril, ils se
> rendent ensemble à la morgue et aperçoivent des soldats cracher sur le
> corps nu du Premier ministre allongé sur le sol. «Je confirme que Jean-Luc
> Habyarimana aurait tenté de tirer une balle dans le cadavre d’Agathe, mais
> je lui ai déconseillé de le faire », dira Marie-Claire Uwimbabazi, cette
> fois devant le TPIR, en 2003. «Je ne suis pas fou au point de tirer sur un
> corps inanimé», s’exclame le fils de l’ex-président.
>
> Le soir même de l’attentat, la famille Habyarimana appelle l’ambassadeur
> de France, à Kigali, Jean-Michel Marlaud, et demande à être évacuée.
> L’Elysée donne son aval. «Le président [Mitterrand] nous a dit qu’il
> fallait sortir Mme Habyarimana et les enfants, se souvient le général
> Quesnot. Nous l’avions fait pour d’autres C’est une forme de solidarité
> entre chefs d’Etat. » Le 9 avril, elle embarque avec onze de ses proches
> dans le premier avion militaire français dépêché sur place. L’opération,
> baptisée « Amaryllis », a comme consigne « l’évacuation de nos
> ressortissants », mais aussi d’une « soixantaine de passagers dont le
> choix relève de l’ambassadeur de France ».
> « Le besoin d’organiser la lutte »Au total, 454 Français seront rapatriés,
> ainsi que 394 Rwandais, pour l’essentiel, des dignitaires du régime et
> leurs familles (voir encadré). Les Habyarimana passent huit jours à
> Bangui, puis gagnent Paris. Ils y possèdent depuis peu un appartement
> avenue Mozart. Deux hauts responsables de la coopération les attendent à
> Orly. Après avoir payé leur voyage, le ministère leur offre une semaine
> d’hôtel, ainsi que 200 000 francs. «De mémoire, c’était une aide
> ponctuelle pour leur installation », selon Marie-Christine Butel, à
> l’époque sous-directrice des Affaires financières et aujourd’hui à la Cour
> des Comptes.
>
> Au nom de son époux, Danielle Mitterrand envoie des fleurs à l’ex-première
> dame et la reçoit quelques semaines plus tard à l’Elysée. Son organisation
> France Libertés envisage d’organiser des soirées de collecte pour le
> Rwanda.
> Un projet vite abandonné. Sur le terrain, le FPR semble sur le point de
> gagner la guerre.
>
> A Paris, l’attitude est en train de changer à l’égard de dirigeants
> bientôt promis à la justice internationale. De plus en plus critiqué pour
> sa politique au Rwanda, notamment par les organisations humanitaires,
> François Mitterrand reçoit fin juin une délégation de MSF « Il nous a
> décrit le pouvoir en place à Kigali comme une bande d’assassins, rapporte
> Jean-Hervé Bradol, président de l’ONG Puis il nous a dit à propos d’Agathe
> que, si on la laissait faire, elle poursuivrait ses appels au meurtre sur
> les radios françaises. »
>
> L’intéressée sent-elle le vent tourner ? Elle part au Zaïre où Mobutu
> l’accueille à bras ouverts. Après la chute de ce dernier, son voisin Omar
> Bongo l’héberge dans l’une de ses villas. « Il ne pouvait pas la loger ad
> vitam aeternam, indique un proche du président. Et elle a ressenti le
> besoin d’organiser la lutte avec les nostalgiques de son mari, dans un
> lieu plus central. » En 1998, elle rentre à Paris avec un passeport
> diplomatique gabonais établi sous un faux nom. « Les autorités françaises
> lui ont délivré un visa en toute connaissance de cause », précise son
> fils. Elle ne dépose une demande d’asile politique que six ans plus tard.
> Le juge Bruguière s’apprête à incriminer le FPR dans l’attentat contre son
> mari et elle veut se constituer partie civile. Pour cela, elle doit
> régulariser sa situation.
>
> Le préfet de l’Essonne qui la reçoit le 1er juin 2004 lui assure qu’elle
> bénéficiera d’un traitement de faveur « au regard des risques planant
> toujours sur sa sécurité ». Mais, au bout d’un an, l’administration n’a
> toujours pas donné sa réponse. « On n’a pas reçu des instructions d’une
> folle clarté, se souvient un haut fonctionnaire. Il n’était pas question
> de la reconduire à la frontière. D’ailleurs on n’aurait pas su vers où.
> Mais il n’y avait pas non plus de bienveillance particulière à son
> égard. » Le 25 janvier 2007, la Commission des Recours des Réfugiés,
> qu’elle a fini par saisir, rejette sa demande.
>
> Les raisons qui motivent le verdict sont implacables pour Agathe
> Habyarimana : «Elle s’est trouvée au coeur du régime génocidaire », «elle
> ne peut valablement nier son adhésion aux thèses hutues les plus
> extrémistes », «il existe [ …] des raisons sérieuses de penser qu’elle
> s’est rendue coupable de crimes contre l’humanité », etc.
>
> Agathe Habyarimana, qui jusque-là n’avait jamais été poursuivie, pas même
> par le TPIR, est aujourd’hui réclamée par son pays. Une demande qui
> n’aboutira pas, selon son avocat, Me Philippe Meilhac. «Dans les cas
> précédents, la justice française s’y est opposée, car les Rwandais ne
> peuvent garantir un procès équitable. » D’ailleurs, ajoute-t-il, le
> dossier transmis par Kigali est « vide ». Alain Gauthier a davantage
> d’espoir de voir sa plainte, déposée au nom du Collectif des Parties
> civiles pour le Rwanda, déboucher sur une mise en examen. Les deux juges
> qui instruisent l’affaire se sont déjà rendus au Rwanda en novembre. «
> Mais c’est difficile de réunir les pièces, dit-il. Car elle agissait dans
> l’ombre. »

> l’article dont sont tirés les propos prêtés à la fille Akingeneye a été
> signé par Christophe Boltanski et Jean-Baptiste Naudet dans Le Nouvelobs
> du 18/03/2010, portant le titre de « La veuve et ses ombres »
>

>
> (1) «Rwanda : le génocide », Editions Dagorno, 1999.
> (2)  A la suite d’une plainte déposée par les familles des pilotes
> français.

 

Posté par rwandaises.com